Le Jour des Rois | Page 9

William Shakespeare

si vous conduisez toutes ces grâces au tombeau sans en laisser de copie
au monde.
OLIVIA.--Oh! monsieur, je n'aurai pas le coeur si dur: je donnerai
plusieurs cédules de ma beauté. Elle sera inventoriée, et chaque
parcelle, chaque article sera coté dans mon testament; par exemple,
item, deux lèvres passablement vermeilles: item, deux yeux gris avec
des paupières dessus: item, un cou, un menton, et ainsi de suite.
Avez-vous été envoyé ici pour faire mon estimation?
VIOLA.--Je vois ce que vous êtes: vous êtes trop fière; mais
fussiez-vous le diable, vous êtes belle: mon seigneur et maître vous
aime. Oh! un pareil amour mérite d'être récompensé, fussiez-vous
couronnée comme la beauté incomparable.
OLIVIA.--Comment m'aime-t-il?
VIOLA.--Avec des adorations, des larmes fécondes, des gémissements
qui tonnent l'amour, et des soupirs de feu[27].
[Note 27: Ridicule jeté sur les hyperboles amoureuses.]
OLIVIA.--Votre maître connaît mes dispositions: je ne puis l'aimer.
Cependant je le crois vertueux, je sais qu'il est noble, d'un rang illustre,
d'une jeunesse sans tache et dans toute sa fraîcheur. Il a les suffrages de
tout le monde; il est libéral, savant et vaillant; et plein de grâce dans sa
taille et sa tournure; mais malgré toutes ces qualités, je ne puis l'aimer:
il y a longtemps qu'il aurait dû se le tenir pour dit.
VIOLA.--Si je vous aimais de toute la passion de mon maître, si je
souffrais comme il souffre, si ma vie était une mort, je ne trouverais
aucun sens dans votre refus, et je ne le comprendrais pas.
OLIVIA.--Eh! que feriez-vous?
VIOLA.--Je me bâtirais une cabane de saule[28] à votre porte, et j'irais
voir mon âme dans sa demeure; je composerais des chants loyaux sur
l'amour méprisé, et je les chanterais de toute ma voix même au milieu
de la nuit; je crierais votre nom aux collines qui le répercuteraient, et je
forcerais la babillarde commère de l'air à répéter Olivia! Oh! vous ne
pourriez trouver de repos entre les éléments de l'air et de la terre, que

vous n'eussiez eu pitié de moi.
[Note 28: Arbre de la mélancolie et des amants.]
OLIVIA.--Vous pourriez faire beaucoup de choses! Quelle est votre
parenté?
VIOLA.--Au-dessus de ma fortune; et cependant ma fortune est
suffisante: je suis gentilhomme.
OLIVIA.--Retournez vers votre maître: je ne puis l'aimer; qu'il n'envoie
plus chez moi; à moins que, par hasard, vous ne reveniez encore, pour
me dire comment il prend la chose. Adieu! je vous remercie de vos
peines; dépensez ceci pour l'amour de moi.
VIOLA.--Je ne suis point un messager à gages, madame: gardez votre
bourse; c'est mon maître, et non pas moi, qui a besoin de récompense.
Puisse l'amour changer en pierre le coeur de celui que vous aimerez; et
que votre ardeur, comme celle de mon maître, ne rencontre que le
mépris! Adieu, beauté cruelle.
(Elle sort.)
OLIVIA.--_Quelle est votre parenté?_--_Au-dessus de ma fortune_,
répond-il, _et pourtant ma fortune est suffisante._--_Je suis
gentilhomme._ Oui, je le jurerais, que tu l'es en effet. Ton langage, ta
physionomie, ta tournure, tes actions et tes sentiments te donnent dix
fois des armoiries.--N'allons pas trop vite.--Doucement, doucement! Si
le maître était le serviteur! Allons donc!--Comment peut-on prendre si
promptement la contagion? Il me semble que je sens toutes les
perfections de ce jeune homme se glisser furtivement et subtilement
dans mes yeux. Allons, soit.--Holà, Malvolio!
(Rentre Malvolio.)
MALVOLIO.--Me voici, madame, à vos ordres.
OLIVIA.--Cours après ce messager impertinent, l'homme du comte: il a
laissé cette bague ici malgré moi; dis-lui que je n'en veux point.
Recommande-lui bien de ne pas flatter son maître, et de ne pas nourrir
ses espérances: je ne suis point pour lui. Si le jeune homme veut revenir
ici demain, je lui expliquerai les raisons de mon refus. Cours vite,
Malvolio.
MALVOLIO.--Madame, j'y cours.
(Il sort.)
OLIVIA.--Je ne sais trop ce que je fais; et je crains de trouver que mes
yeux sont des flatteurs qui en imposent à mon jugement[29]. Destin,

montre ta puissance: nous ne disposons pas de nous-mêmes. Ce qui est
décrété doit arriver; qu'il en soit fait ainsi!
(Elle sort.)
[Note 29: _Mine eye too great a flatterer for my mind._]
FIN DU PREMIER ACTE

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I
Le bord de la mer.
ANTONIO, SÉBASTIEN.
ANTONIO.--Vous ne voulez pas rester plus longtemps? Et vous ne
voulez pas que je vous accompagne?
SÉBASTIEN.--Non, je vous en prie; mon étoile jette sur moi une clarté
sinistre: la malignité de ma destinée pourrait peut-être empoisonner la
vôtre. Je vous demanderai donc la permission de porter mes maux tout
seul: ce serait bien mal reconnaître votre amitié pour moi, que d'en faire
retomber une partie sur vous.
ANTONIO.--Faites-moi connaître au moins en quel lieu vous vous
proposez d'aller.
SÉBASTIEN.--Non, non, monsieur; le voyage que j'ai résolu est une
véritable extravagance.--Cependant je remarque en vous une discrétion
si délicate que
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