Le IIe livre des masques | Page 4

Remy de Gourmont
même temps, chacun de ces poèmes dont
la diversité est vraiment merveilleuse; c'est le jardin des mille fleurs,
des mille parfums et des mille couleurs. Le livre premier est le plus
charmant: c'est celui des ballades qui empruntent à la chanson
populaire un refrain, le charme d'un mot qui revient comme un son de
cloche, un rythme de ronde, une légende; on sent que le poète a vécu
dans un milieu où cette vieille littérature orale était encore vivante,
contée ou chantée. De vieux airs sonnent dans ces ballades d'un art
pourtant si nouveau:
La mer brille au-dessus de la baie, la mer brille comme une coquille.
On a envie de la pêcher. Le ciel est gai, c'est joli Mai.
C'est doux la mer au-dessus de la baie, c'est doux comme une main
d'enfant. On a envie de la caresser. Le ciel est gai, c'est joli Mai.

Voici une ronde (peut-être) qui fera encore mieux entendre sa musique
oubliée:
Un gentil page vint à passer, une reine gentille vint à chanter.--Roi!
hou--tu les feras pendre, hou, hou, tu
les feras tuer.
Un gentil page vint à chanter, une reine gentille vint à descendre.--Roi!
hou--tu les feras moudre, hou, hou, tu les feras tuer.
Le grand gibet dans l'herbe tendre, la meule dorée dans le grand
pré.--Roi! hou--tu feras moudre, hou, hou, tu
les feras pendre.
Un moine blanc vint à passer, un moine rouge vint à
chanter:--Roi!
hou tu les feras tondre, hou, hou, pour le moutier.
L'émotion régit le second livre. C'est celui de l'amour, de la nature et du
rêve: celui des paysages doux et nuancés, bleu et argent. La mer est
d'argent, les saules sont d'argent, l'herbe est d'argent; l'air est bleu, la
lune est bleue, les animaux sont bleus.
L'Aube a roulé ses roues de glace dans l'horizon. La terre se découvre
en gammes de jour pâle. Un mont reflète, humide, les dernières étoiles,
et les animaux bleus boivent l'herbe d'argent.

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Et c'est gai, pur, un peu triste aussi comme quand on regarde l'étendue
des campagnes, ou la mer, ou le ciel. Les choses ont une manière si
solennelle de se coucher dans la brume, une telle attitude d'éternité
quand elles sont couchées que nous devenons graves, tout au moins, à
ce spectacle qui trouble la mobilité de nos pensées et les arrête et les
fixe douloureusement; mais il y a une joie dans la vue de la beauté, qui,
à certaines heures de la vie, peut dominer les autres sensations et nous
préparer à l'état de grâce nécessaire à la communion parfaite. C'est le
mysticisme dans sa fraîcheur la plus ingénue et dans son amour le plus
éloquent. Ainsi la ballade: _L'ombre comme un parfum s'exhale des
montagnes_. Je veux déclarer que cet hymne est beau comme un des
beaux chants de Lamartine:

Laisse nager le ciel entier dans tes yeux sombres et mêle ton silence à
l'ombre de la terre: si ta vie ne fait pas une ombre sur son ombre, tes
yeux et ta rosée sont les miroirs des sphères.

.............................................................. A l'espalier les nuits aux
branches invisibles, vois briller ces fleurs d'or, espoir de notre vie, vois
scintiller sur nous-- scels d'or des vies futures--nos étoiles visibles aux
arbres de la nuit.
............................................................... Contemple,
sois ta chose, laisse penser tes sens, éprendstoi de toi-même épars dans
cette vie. Laisse ordonner le ciel à tes yeux, sans comprendre, et crée de
ton silence la musique des nuits.
La rime manque, parfois même l'assonance; on n'y prend garde. C'est,
renouvelée par de belles images inédites, la grande poésie romantique.
Mais, sans être unique, une émotion aussi profonde est rare dans les
Ballades. Le poète a pour l'humour un penchant qu'il veut satisfaire
même hors de propos et voici, après un livre sentimental (vieilles
estampes en demi-teinte), toute une bizarre mythologie, Orphée, Silène,
Hercule, restaurée avec quelque hardiesse, puis l'extraordinaire _Louis
XI, curieux homme_, et Coxcomb, plus étrange encore, puis des
ballades étranges encore et encore,--et pas une où il n'y ait quelque trait
d'originalité, de poésie ou d'esprit. Nous avons donc le livre le plus
varié et les gestes les plus dispersifs. On a peine, si tôt, à y bien
retrouver son chemin, tant les pistes s'enroulent et s'enlacent sous les
branches, disparaissent dans les buissons, dans les ruisseaux, dans les
mousses élastiques, tant l'animal entrevu est singulier, rapide et
mouvant. On a défini M. Paul Fort, dans une intention sans doute
amicale: le génie pur et simple. Ironique, cela ne serait pas encore très
cruel; sérieux, cela dit une partie de la vérité. Ce poète en effet est une
perpétuelle vibration, une machine nerveuse sensible au moindre choc,
un cerveau si prompt que l'émotion souvent s'est formulée avant la
conscience de l'émotion. Le talent de Paul Fort est une manière de
sentir autant qu'une manière de dire.

HUGUES REBELL
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