Le Diable amoureux; LHonneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive | Page 3

Jacques Cazotte
ce n'est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu, mais il est re?u qu'on ne s'en prend pas a nous, et notre sexe....--Votre sexe, mesdames, ne vous en défendra pas cette fois, et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque.--Mais qu'est-ce que vous nous dites donc là, M. Cazotte? c'est la fin du monde que vous nous prêchez.--Je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est que vous, madame la duchesse, vous serez conduite à l'échafaud, vous et beaucoup d'autres dames avec vous, dans la charrette et les mains liées derrière le dos.--Ah! j'espère que dans ce cas-là j'aurai du moins un carrosse drapé de noir.--Non, madame; de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette et les mains liées comme vous.--De plus grandes dames! quoi! les princesses du sang?--De plus grandes dames encore....? Ici, un mouvement très sensible dans toute la compagnie, et la figure du ma?tre se rembrunit. On commen?ait à trouver que la plaisanterie était forte. Madame de Grammont, pour dissiper le nuage, n'insista pas sur cette dernière réponse et se contenta de dire du ton le plus léger: Vous verrez qu'il ne me laissera seulement pas un confesseur.--Non, madame, vous n'en aurez pas, ni vous, ni personne; le dernier supplicié qui en aura un par grace, sera....?
Il s'arrêta un moment. ?Eh bien! quel est donc l'heureux mortel qui aura cette prérogative?--C'est la seule qui lui restera, et ce sera le roi de France.?
Le ma?tre de la maison se leva brusquement et tout le monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte et lui dit avec un ton pénétré: ?Mon cher M. Cazotte, c'est assez faire durer cette facétie lugubre; vous la poussez trop loin, et jusqu'à compromettre la société où vous êtes et vous-même.? Cazotte ne répondit rien et se disposait à se retirer, quand madame de Grammont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener la gaieté, s'avan?a vers lui: ?Monsieur le prophète, qui nous dites à nous tous notre bonne aventure, vous ne nous dites rien de la v?tre.? Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés: ?Vous, madame, avez-vous lu le siège de Jérusalem, dans Josèphe?--Oh! sans doute, qui est-ce qui n'a pas lu ?a? mais faites comme si je ne l'avais pas lu.--Eh bien, madame, pendant ce siège, un homme fit sept jours de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant incessamment d'une voix sinistre et tonnante: Malheur à Jérusalem! et le septième jour il cria: Malheur à Jérusalem! malheur à moi-même! et dans le moment, une pierre énorme lancée par les machines ennemies, l'atteignit et le mit en pièces.? Et après cette réponse, M. Cazotte fit sa révérence et sortit.
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Cazotte, qui maniait agréablement le vers eut le rare honneur de voir attribuer à Voltaire une bonne partie de ses poésies (on peut, entre autres, lire dans l'Almanach des Muses de 1773, sous le nom du grand homme, un joli conte de notre auteur ayant pour titre: la Brunette Anglaise). Le caractère de son talent était une ga?té facile, une rare abondance d'imagination, un art de récit tranchant, par son tour particulier, avec le faire des conteurs à la mode qui cultivaient le même genre avec d'autres moyens de séduction. S'il n'occupe point la première place, il tient dignement la seconde, comme il est facile de s'en convaincre en parcourant ses nouvelles et ses contes arabes, accommodés au go?t sceptique de notre nation.
La Révolution, dont il combattit les principes, l'arracha aux paisibles fonctions de maire de la commune de Pierry, près d'épernay, où il avait vécu la meilleure part de sa vie depuis son retour des colonies. Un instant il échappa à la mort, grace à l'héro?sme de sa fille; mais sa correspondance compromettante avec Pouteau, secrétaire de la liste civile, trouvée dans la fameuse armoire de fer, avait fait pressentir le funeste déno?ment qui ravit l'aimable conteur à ses amis et aux lettres fran?aises (1792). Ses oeuvres ont été publiées un grand nombre de fois; la meilleure et la plus complète édition est celle de 1817 (Paris, J.-F. Bastien, 4 vol. in-8°). Si, comme nous l'espérons, le Diable amoureux obtient un regain du succès qui l'accueillit à son aurore, nous mettrons le public à même de juger plus à fond l'ingéniosité de cet esprit charmant dont la réputation est loin d'égaler le mérite.
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La première édition du Diable amoureux était accompagnée de singulières gravures, que Cazotte a commentées à sa manière, dans l'avis qui précède le conte, si bien qu'on se demande s'il a parlé sérieusement ou s'il a raillé, lorsqu'il s'étend si complaisamment sur ces informes vignettes dont les enfants de nos jours, élevés dans l'admiration des images d'épinal, ne

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