Le Coté de Guermantes -- deuxième partie | Page 2

Marcel Proust
certains
grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis; et qu'elle ne savait que les railler
finement, et donner à son incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet
esprit et cette grâce, au degré où ils étaient poussés chez elle, devenaient
eux-mêmes--dans un autre plan, et fussent-ils déployés pour méconnaître les plus hautes
oeuvres--de véritables qualités artistiques. Or, de telles qualités exercent sur toute
situation mondaine une action morbide élective, comme disent les médecins, et si
désagrégeante que les plus solidement assises ont peine à y résister quelques années. Ce
que les artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société élégante qui,
incapable de se placer au seul point de vue d'où ils jugent tout, ne comprenant jamais
l'attrait particulier auquel ils cèdent en choisissant une expression ou en faisant un
rapprochement, éprouve auprès d'eux une fatigue, une irritation d'où naît très vite
l'antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de même des Mémoires d'elle qu'on
a publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu'une sorte de grâce tout à fait

mondaine. Ayant passé à côté de grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans
les distinguer, elle n'avait guère retenu des années où elle avait vécu, et qu'elle dépeignait
d'ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce qu'elles avaient offert de plus
frivole. Mais un ouvrage, même s'il s'applique seulement à des sujets qui ne sont pas
intellectuels, est encore une oeuvre de l'intelligence, et pour donner dans un livre, ou dans
une causerie qui en diffère peu, l'impression achevée de la frivolité, il faut une dose de
sérieux dont une personne purement frivole serait incapable. Dans certains Mémoires
écrits par une femme et considérés comme un chef-d'oeuvre, telle phrase qu'on cite
comme un modèle de grâce légère m'a toujours fait supposer que pour arriver à une telle
légèreté l'auteur avait dû posséder autrefois une science un peu lourde, une culture
rébarbative, et que, jeune fille, elle semblait probablement à ses amies un insupportable
bas bleu. Et entre certaines qualités littéraires et l'insuccès mondain, la connexité est si
nécessaire, qu'en lisant aujourd'hui les Mémoires de Mme de Villeparisis, telle épithète
juste, telles métaphores qui se suivent, suffiront au lecteur pour qu'à leur aide il
reconstitue le salut profond, mais glacial, que devait adresser à la vieille marquise, dans
l'escalier d'une ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait peut-être un
carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de
peur de s'y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires. Un bas bleu,
Mme de Villeparisis en avait peut-être été un dans sa prime jeunesse, et, ivre alors de son
savoir, n'avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et
moins instruits qu'elle, des traits acérés que le blessé n'oublie pas.
Puis le talent n'est pas un appendice postiche qu'on ajoute artificiellement à ces qualités
différentes qui font réussir dans la société, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du
monde appellent une «femme complète». Il est le produit vivant d'une certaine
complexion morale où généralement beaucoup de qualités font défaut et où prédomine
une sensibilité dont d'autres manifestations que nous ne percevons pas dans un livre
peuvent se faire sentir assez vivement au cours de l'existence, par exemple telles
curiosités, telles fantaisies, le désir d'aller ici ou là pour son propre plaisir, et non en vue
de l'accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des relations
mondaines. J'avais vu à Balbec Mme de Villeparisis enfermée entre ses gens et ne jetant
pas un coup d'oeil sur les personnes assises dans le hall de l'hôtel. Mais j'avais eu le
pressentiment que cette abstention n'était pas de l'indifférence, et il paraît qu'elle ne s'y
était pas toujours cantonnée. Elle se toquait de connaître tel ou tel individu qui n'avait
aucun titre à être reçu chez elle, parfois parce qu'elle l'avait trouvé beau, ou seulement
parce qu'on lui avait dit qu'il était amusant, ou qu'il lui avait semblé différent des gens
qu'elle connaissait, lesquels, à cette époque où elle ne les appréciait pas encore parce
qu'elle croyait qu'ils ne la lâcheraient jamais, appartenaient tous au plus pur faubourg
Saint-Germain. Ce bohème, ce petit bourgeois qu'elle avait distingué, elle était obligée de
lui adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprécier la valeur, avec une insistance
qui la dépréciait peu à peu aux yeux des snobs habitués à coter un salon d'après les gens
que la maîtresse de maison exclut plutôt que d'après ceux qu'elle reçoit. Certes, si à un
moment donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d'appartenir
à la fine fleur de l'aristocratie, s'était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi
lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s'était
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 100
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.