Le Corricolo | Page 2

Alexandre Dumas, père
accident pour ne s'occuper
que de celui du moine; on le tâte, on le tourne, on le retourne, on le
relève, on l'interroge. S'il est blessé, tout le monde s'arrête, on le porte,
on le soutient, on le choie, on le couche, on le garde. Le corricolo est
remisé au coin de la cour, les chevaux entrent dans l'écurie; pour ce
jour-là, le voyage est fini; on pleure, on se lamente, on prie. Mais si, au
contraire, le moine est sain et sauf, personne n'a rien; il remonte à sa
place, la nourrice et la paysanne reprennent chacune la sienne; chacun
se rétablit, se regroupe, se rentasse, et, au seul cri excitateur du cocher,
le corricolo reprend sa course, rapide comme l'air et infatigable comme
le temps.
Voilà ce que c'est que le corricolo.
Maintenant, comment le nom d'une voiture est-il devenu le titre d'un
ouvrage? C'est ce que le lecteur verra au second chapitre.
D'ailleurs, nous avons un antécédent de ce genre que, plus que
personne, nous avons le droit d'invoquer: c'est le Speronare.

I
Osmin et Zaïda.
Nous étions descendus à l'hôtel de la Victoire. M. Martin Zir est le type
du parfait hôtelier italien: homme de goût, homme d'esprit, antiquaire
distingué, amateur de tableaux, convoiteur de chinoiseries,
collectionneur d'autographes, M. Martin Zir est tout, excepté aubergiste.
Cela n'empêche pas l'hôtel de la Victoire d'être le meilleur hôtel de
Naples. Comment cela se fait-il? Je n'en sais rien. Dieu est parce qu'il
est.
C'est qu'aussi l'hôtel de la Victoire est situé d'une manière ravissante:
vous ouvrez une fenêtre, vous voyez Chiaja, la Villa-Reale, le
Pausilippe: vous ouvrez une autre, voilà le golfe, et à l'extrémité du

golfe, pareille à un vaisseau éternellement à l'ancre, la bleuâtre et
poétique Caprée; vous en ouvrez une troisième, c'est Sainte-Lucie avec
ses mellonari, ses fruits de mer, ses cris de tous les jours, ses
illuminations de toutes les nuits.
Les chambres d'où l'on voit toutes ces belles choses ne sont point des
appartemens; ce sont des galeries de tableau, ce sont des cabinets de
curiosités, ce sont des boutiques de bric-à-brac.
Je crois que ce qui détermine M. Martin Zir à recevoir chez lui des
étrangers, c'est d'abord le désir de leur faire voir les trésors qu'il
possède; puis il loge et nourrit les hôtes par circonstance. A la fin de
leur séjour à la Vittoria, un total de leur dépense arrive, c'est vrai: ce
total se monte à cent écus, à vingt-cinq louis, à mille francs, plus ou
moins, c'est vrai encore; mais c'est parce qu'ils demandent leur compte.
S'ils ne le demandaient pas, je crois que M. Martin Zir, perdu dans la
contemplation d'un tableau, dans l'appréciation d'une porcelaine ou
dans le déchiffrement d'un autographe, oublierait de le leur envoyer.
Aussi, lorsque le dey, chassé d'Alger, passa à Naples, charriant ses
trésors et son harem, prévenu par la réputation de M. Martin Zir, il se
fit conduire tout droit à l'hôtel de la Vittoria, dont il loua les trois étages
supérieurs, c'est-à-dire le troisième, le quatrième et les greniers.
Le troisième était pour ses officiers et les gens de sa suite.
Le quatrième était pour lui et ses trésors.
Les greniers étaient pour son harem.
L'arrivée du dey fut une bonne fortune pour M. Martin Zir; non pas,
comme on pourrait le croire, à cause de l'argent que l'Algérien allait
dépenser dans l'hôtel, mais relativement aux trésors d'armes, de
costumes et de bijoux qu'il transportait avec lui.
Au bout de huit jours, Hussein-Pacha et M. Martin Zir étaient les
meilleurs amis du monde; ils ne se quittaient plus. Qui voyait paraître
l'un s'attendait à voir immédiatement paraître l'autre. Oreste et Pylade

n'étaient pas plus inséparables; Damon et Pythias n'étaient pas plus
dévoués. Cela dura quatre ou cinq mois. Pendant ce temps, on donna
force fêtes à Son Altesse. Ce fut à l'une de ces fêtes, chez les prince de
Cassaro, qu'après avoir vu exécuter un cotillon effréné le dey demanda
au prince de Tricasia, gendre du ministre des affaires étrangères,
comment, étant si riche, il se donnait la peine de danser lui même.
Le dey aimait fort ces sortes de divertissemens, car il était fort
impressionnable à la beauté, à la beauté comme il la comprenait bien
entendu. Seulement il avait une singulière manière de manifester son
mépris ou son admiration. Selon la maigreur ou l'obésité des personnes,
il disait:
--Madame une telle ne vaut pas trois piastres. Madame une telle vaut
plus de mille ducats.
Un jour on apprit avec étonnement que M. Martin Zir et Hussein-Pacha
venaient de se brouiller. Voici à quelle occasion le refroidissement était
survenu:
Un matin, le cuisinier de Hussein-Pacha, un beau nègre de Nubie, noir
comme de l'encre et luisant comme s'il eût été passé au vernis; un matin,
dis-je, le cuisinier de Hussein-Pacha
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