Le Collier de la Reine, Tome I | Page 9

Alexandre Dumas, père
autres, morbleu! dit le baron.
--Eh bien! c'est facile, dit Cagliostro.
Et il glissa ses deux doigts dans sa poche et en tira une petite bouteille
octaèdre.
Puis il prit un verre de cristal encore pur, et y versa quelques gouttes de
la liqueur que contenait la petite bouteille.
Alors, étendant ces quelques gouttes dans un demi-verre de vin de
champagne glacé, il passa le breuvage ainsi préparé au baron.

Tous les yeux avaient suivi ses moindres mouvements, toutes les
bouches étaient béantes.
Le baron prit le verre, mais, au moment de le porter à ses lèvres, il
hésita.
Chacun, à la vue de cette hésitation, se mit à rire si bruyamment, que
Cagliostro s'impatienta.
--Dépêchez-vous, baron, dit-il, ou vous allez laisser perdre une liqueur
dont chaque goutte vaut cent louis.
--Diable! fit Richelieu essayant de plaisanter; c'est autre chose que le
vin de Tokay.
--Il faut donc boire? demanda le baron presque tremblant.
--Ou passer le verre à un autre, monsieur, afin que l'élixir profite au
moins à quelqu'un.
--Passe, dit le duc de Richelieu en tendant la main.
Le baron flaira son verre et, décidé sans doute par l'odeur vive et
balsamique, par la belle couleur rosée que les quelques gouttes d'élixir
avaient communiquée au vin de champagne, il avala la liqueur
magique.
Au même instant, il lui sembla qu'un frisson secouait son corps et
faisait refluer vers l'épiderme tout le sang vieux et lent qui dormait dans
ses veines, depuis les pieds jusqu'au coeur. Sa peau ridée se tendit, ses
yeux flasquement couverts par le voile de leurs paupières furent dilatés
sans que la volonté y prît part. La prunelle joua vive et grande, le
tremblement de ses mains fit place à un aplomb nerveux; sa voix
s'affermit, et ses genoux, redevenus élastiques comme aux plus beaux
jours de sa jeunesse, se dressèrent en même temps que les reins; et cela
comme si la liqueur, en descendant, avait régénéré tout ce corps de
l'une à l'autre extrémité.

Un cri de surprise, de stupeur, un cri d'admiration surtout retentit dans
l'appartement. Taverney, qui mangeait du bout des gencives, se sentit
affamé. Il prit vigoureusement assiette et couteau, se servit d'un ragoût
placé à sa gauche, et broya des os de perdrix en disant qu'il sentait
repousser ses dents de vingt ans.
Il mangea, rit, but, et cria de joie pendant une demi-heure; et pendant
cette demi-heure, les autres convives restèrent stupéfaits en le regardant;
puis, peu à peu, il baissa comme une lampe à laquelle l'huile vient à
manquer. Ce fut d'abord son front, où les anciens plis un instant
disparus se creusèrent en rides nouvelles; ses yeux se voilèrent et
s'obscurcirent. Il perdit le goût, puis son dos se voûta. Son appétit
disparut; ses genoux recommencèrent a trembler.
--Oh! fit-il en gémissant.
--Eh bien! demandèrent tous les convives.
--Eh bien? adieu la jeunesse.
Et il poussa un profond soupir accompagné de deux larmes qui vinrent
humecter sa paupière.
Instinctivement, et à ce triste aspect du vieillard rajeuni d'abord et
redevenu plus vieux ensuite par ce retour de jeunesse, un soupir pareil à
celui qu'avait poussé Taverney sortit de la poitrine de chaque convive.
--C'est tout simple, messieurs, dit Cagliostro, je n'ai versé au baron que
trente-cinq gouttes de l'élixir de vie, et il n'a rajeuni que de trente-cinq
minutes.
--Oh! encore! encore! comte, murmura le vieillard avec avidité.
--Non, monsieur, car une seconde épreuve vous tuerait peut-être,
répondit Cagliostro.
De tous les convives, c'était Mme du Barry qui, connaissant la vertu de
cet élixir, avait suivi le plus curieusement les détails de cette scène.

À mesure que la jeunesse et la vie gonflaient les artères du vieux
Taverney, l'oeil de la comtesse suivait dans les artères la progression de
la jeunesse et de la vie. Elle riait, elle applaudissait, elle se régénérait
par la vue.
Quand le succès du breuvage atteignit son apogée, la comtesse faillit se
jeter sur la main de Cagliostro pour lui arracher le flacon de vie.
Mais, en ce moment, comme Taverney vieillissait plus vite qu'il n'avait
rajeuni...
--Hélas! je le vois bien, dit-elle tristement, tout est vanité, tout est
chimère; le secret merveilleux a duré trente-cinq minutes.
--C'est-à-dire, reprit le comte de Haga, que, pour se donner une
jeunesse de deux ans, il faudrait boire un fleuve.
Chacun se mit à rire.
--Non, dit Condorcet, le calcul est simple: à trente-cinq gouttes pour
trente-cinq minutes, c'est une misère de trois millions cent
cinquante-trois mille six gouttes, si l'on veut rester jeune un an.
--Une inondation, dit La Pérouse.
--Et cependant, à votre avis, monsieur, il n'en a pas été ainsi de moi,
puisqu'une petite bouteille, quatre fois grande comme votre flacon, et
que m'avait donnée votre ami Joseph Balsamo, a suffi pour arrêter chez
moi la marche du temps pendant dix années.
--Justement, madame, et
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