le changement qui s'est opéré en nous pendant les
huit terribles mois qui viennent de s'écouler.
Ceux que nous aimions, nous les aimons toujours; ceux que nous
craignions, nous ne les craignons plus; ceux que nous méprisions, nous
les méprisons plus que jamais.
Donc, dans notre oeuvre comme en nous, aucun changement; peut-être
dans notre oeuvre comme en nous, une ride et une cicatrice de plus.
Voilà tout.
Nous avons à l'heure qu'il est écrit à peu près quatre cents volumes.
Nous avons fouillé bien des siècles, évoqué bien des personnages
éblouis de se retrouver debout au grand jour de la publicité.
Eh bien! ce monde tout entier de spectres, nous l'adjurons de dire si
jamais nous avons fait sacrifice au temps où nous vivions de ses crimes,
de ses vices ou de ses vertus: sur les rois, sur les grands seigneurs, sur
le peuple, nous avons toujours dit ce qui était la vérité ou ce que nous
croyions être la vérité; et, si les morts réclamaient comme les vivants,
de même que nous n'avons jamais eu à faire une seule rétractation aux
vivants, nous n'aurions pas à faire une seule rétractation aux morts.
À certains coeurs, tout malheur est sacré, toute chute est respectable;
qu'on tombe de la vie ou du trône, c'est une piété de s'incliner devant le
sépulcre ouvert, devant la couronne brisée.
Lorsque nous avons écrit notre titre au haut de la première page de
notre livre, ce n'est point, disons-le, un choix libre qui nous a dicté ce
titre, c'est que son heure était arrivée, c'est que son tour était venu; la
chronologie est inflexible; après 1774 devait venir 1784; après Joseph
Balsamo, Le Collier de la Reine.
Mais que les plus scrupuleuses susceptibilités se rassurent: par cela
même qu'il peut tout dire aujourd'hui, l'historien sera le censeur du
poète. Rien de hasardé sur la femme reine, rien de douteux sur la reine
martyre. Faiblesse de l'humanité, orgueil royal, nous peindrons tout,
c'est vrai; mais comme ces peintres idéalistes qui savent prendre le
beau côté de la ressemblance; mais comme faisait l'artiste au nom
d'Ange, quand dans sa maîtresse chérie il retrouvait une madone sainte;
entre les pamphlets infâmes et la louange exagérée, nous suivrons,
triste, impartial et solennel, la ligne rêveuse de la poésie. Celle dont le
bourreau a montré au peuple la tête pâle a bien acheté le droit de ne
plus rougir devant la postérité.
Alexandre Dumas 29 novembre 1848
Prologue--I
Un vieux gentilhomme et un vieux maître d'hôtel
Vers les premiers jours du mois d'avril 1784, à trois heures un quart à
peu près de l'après-midi, le vieux maréchal de Richelieu, notre ancienne
connaissance, après s'être imprégné lui-même les sourcils d'une teinture
parfumée, repoussa de la main le miroir que lui tenait son valet de
chambre, successeur mais non remplaçant du fidèle Rafté; et, secouant
la tête de cet air qui n'appartenait qu'à lui:
--Allons, dit-il, me voilà bien ainsi.
Et il se leva de son fauteuil, chiquenaudant du doigt, avec un geste tout
juvénile, les atomes de poudre blanche qui avaient volé de sa perruque
sur sa culotte de velours bleu de ciel.
Puis, après avoir fait deux ou trois tours dans son cabinet de toilette,
allongeant le cou-de-pied et tendant le jarret:
--Mon maître d'hôtel! dit-il.
Cinq minutes après, le maître d'hôtel se présenta en costume de
cérémonie.
Le maréchal prit un air grave et tel que le comportait la situation.
--Monsieur, dit-il, je suppose que vous m'avez fait un bon dîner?
--Mais oui, monseigneur.
--Je vous ai fait remettre la liste de mes convives, n'est-ce pas?
--Et j'en ai fidèlement retenu le nombre, monseigneur. Neuf couverts,
n'est-ce point cela?
--Il y a couvert et couvert, monsieur!
--Oui, monseigneur, mais...
Le maréchal interrompit le maître d'hôtel avec un léger mouvement
d'impatience, tempéré cependant de majesté.
--Mais... n'est point une réponse, monsieur; et chaque fois que j'entends
le mot mais, et je l'ai entendu bien des fois depuis quatre-vingt-huit ans,
eh bien! monsieur, chaque fois que je l'ai entendu, ce mot, je suis
désespéré de vous le dire, il précédait une sottise.
--Monseigneur!...
--D'abord, à quelle heure me faites-vous dîner?
--Monseigneur, les bourgeois dînent à deux heures, la robe à trois, la
noblesse à quatre.
--Et moi, monsieur?
--Monseigneur dînera aujourd'hui à cinq heures.
--Oh! oh! à cinq heures!
--Oui, monseigneur, comme le roi.
--Et pourquoi comme le roi?
--Parce que sur la liste que monseigneur m'a fait l'honneur de me
remettre, il y a un nom de roi.
--Point du tout, monsieur, vous vous trompez, parmi mes convives
d'aujourd'hui, il n'y a que de simples gentilshommes.
--Monseigneur veut sans doute plaisanter avec son humble serviteur, et
je le remercie de l'honneur qu'il me fait. Mais M. le comte de Haga, qui
est un des convives de monseigneur...
--Eh bien?
--Eh bien!
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.