Le Cap au Diable, Légende Canadienne | Page 6

Charles DeGuise
vie. La nuit était venue, les dernières
lueurs de l'incendie doraient encore l'horizon. C'en était fait! les anglais
avaient accompli leur acte odieux de vandalisme et d'implacable
vengeance!...
IV
Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le moment fixé par M.
St.-Aubin pour le retour. Que pouvait-il lui être arrivé qui le retint si
longtemps, lui toujours si exact à revenir à l'heure dite. Déjà
accompagner de la petite Hermine, Mme. St.-Aubin avait parcouru des
distances assez considérables pour aller à à sa rencontre, et chaque fois,
elle était toujours revenue de plus en plus triste. C'était le soir de la
dixième journée après le départ de M. St. Aubin. Assise dans le salon et
tenant son enfant dans ses bras, elle ne pouvait se défendre du vague et
inexprimable sentiment qui l'obsédait. Pour la première fois de sa vie,
les babillages et les câlineries de sa petite fille ne pouvaient la tirer de
sa sombre préoccupation. Le ciel était bas et chargé, le feuillage
jaunissant qui entourait sa demeure et le froid vent de nord qui s'était
élevé, ajoutait encore à sa tristesse. Parfois une feuille desséchée,
poussée par la brise, courait dans l'avenue déserte, où, d'une minute à
l'autre, elle espérait voir arriver celui qu'elle attendait avec tant
d'angoisses.

Les heures s'écoulaient lentement, et la soirée était avancée. Vaincue
par le sommeil, la petite s'était endormie en demandant à sa mère:
"quand donc papa reviendra-t-il!" Alors deux larmes involontaires
vinrent briller aux paupières de la pauvre femme; elle pressa avec
transport son enfant sur son coeur; celle-ci ouvrit les yeux, lui sourit
doucement et comme une prière, le mot papa s'échappa encore de ses
lèvres, et elle se rendormit. C'en était trop; n'y pouvant plus tenir, et
presque sans pouvoir s'en rendre compte, Madame St. Aubin se mit à
fondre en larmes.
Longtemps elle pleura, quand des pas bien distincts retentirent autour
de la maison, et la porte s'ouvrit: Te voilà donc enfin, s'écria-t-elle,
s'élançant au-devant de celui qui arrivait. Mais jugez de sa stupeur!
c'était Jean Renousse! Jean Renousse, pâle, sanglant et défiguré, qui
venait lui apprendre la terrible nouvelle!!........
Bien des fois déjà et au moindre bruit, elle avait tressailli, puis toute
palpitante d'émotion et de joie, elle allait ouvrir et tendre les bras; mais
vain espoir, ce n'était point les pas du cheval, ce n'était point non plus
les joyeux aboiements de Phédor, mais bien le vent qui, mugissant
tristement dans les arbres, lui apportait, chaque fois une poignante
déception.
La foudre tombée à ses pieds n'eut pas produit plus d'effets. Madame
St.-Aubin s'affaissa sur elle-même. On la transporta mourante dans son
lit. Deux jours entiers se passèrent pendant lesquels elle luta contre la
mort. Dans son délire, elle appelait avec transport son mari, demandant
avec égarement à chaque instants aux personnes qui se présentaient,
son époux bien-aimé; et lorsqu'on lui apportait son enfant, elle la
repoussait durement. La pauvre petite qui ne comprenait rien à la
conduite étrange de sa mère, allait alors se cacher dans un coin de la
chambre, elle pleurait amèrement; et comme si elle se fut crue coupable,
elle revenait auprès du lit, baisant les mains de sa mère, elle lui disait:
"Ma bonne maman, embrasse-donc encore la petite Hermine, elle ne te
fera plus de mal, lèves-toi et allons au-devant de papa." Enfin, son
tempérament et surtout l'idée de laisser sa pauvre enfant complètement
orpheline, rendirent quelques forces à Madame St.-Aubin, mais une

insurmontable tristesse s'empara d'elle, et bientôt cette demeure
naguère si heureuse ne devint plus qu'un séjour de deuil et de larmes.
Là, toutefois ne devaient pas s'arrêter ses malheurs.
La rage des pirates n'était pas encore satisfaite, il fallait de nouvelles
dépouilles à leur rapacité et de nouvelles victimes à leur vengeance.
Peu de temps après les événements que nous venons de rapporter, on
signala au large un vaisseau de guerre portant pavillon anglais. Instruite
par l'expérience, la petite colonie, après avoir recueilli tout ce qu'elle
avait de plus précieux, crut prudent de se sauver dans les bois. Madame
St.-Aubin elle-même, réunit tout ce qu'elle put avec l'aide de ses
domestiques et de Jean Renousse, et dut aller les rejoindre en toute hâte,
car le vaisseau s'approchait de la côte avec une effrayante rapidité.
Il n'y avait pas longtemps qu'elle avait abandonné ses foyers si chers
pour s'enfoncer dans les bois avec ses fidèles domestiques, lorsque
gravissant une petite éminence où ses compagnons d'infortune
l'attendaient, elle vit les tourbillons de flamme et de fumée s'élever dans
la direction de sa demeure et de celles des malheureux qui l'entouraient.
Ce navrant spectacle leur apprit à tous que les vandales étaient à leur
oeuvre de pillage et de destruction. Longtemps elle contempla les
cendres brûlantes de sa pauvre demeure qui s'élevaient et retombaient
tour-à-tour comme font chacune de nos illusions du jeune
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