Le Cap au Diable, Légende Canadienne | Page 3

Charles DeGuise
et mille riens qui font venir des
larmes de plaisir et d'attendrissement aux heureux parents qui les
entendent. Ces jouissances, ces plaisirs leur suffisaient; et certes ils
valaient bien les bruyantes réunions de l'opulence, où l'âme et le coeur
perdent leur pure et limpide sérénité. Quelques domestiques fidèles
complétaient enfin l'intérieur de cette famille, aux moeurs simples et
vraiment patriarcales.
Mais il est un autre personnage que nous nous permettrons d'introduire
ici. Sans être tout-à-fait de la maison, Jean Renousse, tel était son nom,
y était toujours le bien-venu. Jean Renousse, à l'époque où nous parlons,
était âgé de, vingt-deux à vingt-cinq ans. Né d'un pauvre acadien et
d'une femme indienne, de bonne heure orphelin, il devait à la charité
des habitants de l'endroit de n'être pas mort de faim. Au lieu de
s'occuper, comme tous les autres, de la pêche à la morue, il s'était
construit une hutte dans les bois, à quelque distance de la mer et des
habitations. Il répugnait trop au sang indien, qui coulait dans ses veines,
de s'astreindre à un travail constant et journalier. Ce qu'il lui fallait
c'était la vie aventureuse des bois, avec son indépendance. Aussi l'été
maraudeur, pour ne pas nous servir d'une expression plus forte, il était
le cauchemar des jardinières. En effet, rien de plus plaisant que de voir,
lorsqu'il faisait une descente dans un jardin, la levée des manches à
balais, pour en déloger l'intrus. Au voleur! criait l'une des voisines, au
pillard! disait l'autre, au vaurien! Ajoutait une troisième. Bref, toutes
ces commères réunies faisaient un tel vacarme, qu'il aurait pu donner
une idée de ce que fait certaine femme quand à tort et à travers elle se
fâche. Le drôle ne s'émouvait guère de ces cris, tant que sa provision de
patates ou de carottes n'était pas faite, et que les armes ne devenaient
pas trop menaçantes, par leur proximité; d'un bond, alors, il se mettait
hors de leur portée, se tournait vers celles qui le poursuivaient, leur
faisait mille grimaces, mille gambades, mille contorsions; et quand la
place n'était plus tenable, il enjambait la clôture, et allait stoïquement
s'asseoir à quelques pas de là. On l'avait vu quelquefois, quand de telles
scènes étaient passées, entrer dans la chaumière de la plus furieuse,
aller se placer bien tranquillement à sa table et partager, gaiement avec

elle, le repas. Mais l'hiver, chasseur et trappeur infatigable, il
s'enfonçait dans la forêt avec les sauvages Abénakis, ne revenant
souvent qu'au printemps avec une ample provision du fourrures, dont il
trouvait toujours chez M. St.-Aubin un prompt et avantageux débit,
Malgré ses défauts, Jean Renousse était loin d'être détesté, par les
braves gens de la colonie; car, à plusieurs d'entr'eux, il avait rendu
d'importants services. Souvent, lorsqu'une forte brise surprenait, au
large, quelque berge attardée, qu'une femme éplorée, que des enfants en
pleurs venaient demander des nouvelles d'un père, d'un mari ou d'un
frère, à ceux qui arrivaient, que les pêcheurs hochaient tristement la tête,
que les voisines essuyaient des larmes, qu'elles ne pouvaient dissimuler,
et leur adressaient des consolations, on voyait Jean Renousse s'élancer
dans une berge, et, malgré le vent et la tempête, s'exposer seul, pour
aller porter secours au frêle bâtiment désemparé; souvent, grâce à son
sublime dévouement et à son habileté à conduire une embarcation, plus
d'un pêcheur avait à le remercier d'avoir revu sa pauvre chaumière!
Parmi ceux, surtout, qui lui portaient un intérêt tout particulier, était
Madame St.-Aubin. Elle avait reconnu, en plusieurs occasions, que
sous cette écorce rude et inculte, dans ses yeux noirs et vifs, dans ses
pommettes de joues saillantes, il y avait plus de coeur et d'intelligence
qu'un oeil peu observateur n'en pouvait d'abord soupçonner. Jamais il
ne se présentait à la demeure du bourgeois, comme on appelait M.
St.-Aubin, sans en recevoir quelques secours; et, maintes fois, il leur
avait prouvé, qu'un l'obligeant on n'avait pas rendu service à un ingrat.
Son attachement pour l'enfant était excessif: c'était avec plaisir qu'il
s'astreignait à un travail minutieux pour lui confectionner des jouets, et
satisfaire ses moindres caprices enfantins. Bien des fois on l'avait
confiée à ses soins, et c'était toujours avec une tendre sollicitude qu'il
veillait sur elle. A la vérité il n'était pas facile de faire de la peine
impunément à la petite Hermine, lorsqu'elle était sous sa garde, ainsi
que sous celle du magnifique terre-neuve qu'on appelait Phédor.
III
C'est quelquefois au moment où l'on s'estime heureux que l'infortune
vient nous frapper. Tandis que la famille St.-Aubin jouissait

paisiblement des fruits d'une vie vertueuse et exempte d'ambition;
heureuse autant du bonheur des autres que du sien propre, de graves
évènements se préparaient contre les malheureux Acadiens, dans
l'ancien et le nouveau monde. Ce pays était le point de mire des
flibustiers anglo-américains.
En butte aux actes de rapines et de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 24
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.