Le Cap au Diable, Légende Canadienne | Page 2

Charles DeGuise
se prolonge d'échos en échos, produisant de discordantes clameurs, et qui vous feraient croire que, dans ces lieux solitaires, des sorcières viennent y célébrer leur sabbat. Vous eussiez trouvé surtout qu'il le méritait, ce nom, si, comme plusieurs l'assuraient, vous eussiez aper?u sur la cime d'un rocher surplombant l'ab?me, lorsque le flot, battu par la tempête, venait lui livrer un assaut toujours impuissant, mais incessamment renouvelé, vous eussiez aper?u, dis-je, une femme à l'oeil hagard, aux cheveux épars, aux bras nus, aux vêtements en lambeaux, tendre les mains au fond du précipice, lui adresser une prière, une touchante supplication d'autrefois proférant des menaces, des imprécations, comme si elle eut voulu réclamer du gouffre une victime qui lui appartenait. Il eut été alors bien hardi, le navigateur qui, en longeant la c?te, aurait vu cette apparition et entendu cette voix, s'il n'eut pas gagné le large au plus vite, en adressant une prière à son patron. D'autres gens, et c'était les plus croyables, disaient l'avoir vu se tra?ner sur les bords de la plage, et implorer le flot, d'une voix déchirante et désespérée, de lui rendre ce qu'elle avait perdu; puis ses paroles étaient étouffées, ajoutaient-ils, par d'immenses sanglots. Nul doute que si cet être fantastique eut réellement été une femme, la malheureuse devait être en proie à d'immenses douleurs. Pourtant un pauvre pêcheur, dont la cabane était assise au pied du cap, assurait l'avoir recueillie mourante, un matin, le lendemain d'une furieuse tempête: elle gisait sur le bord de la mer, auprès du cadavre d'un matelot; il l'avait, disait-il, transportée à sa demeure, et après des peines infinies, sa femme et lui étaient enfin parvenus à la rappeler à la vie; mais qu'ils n'avaient pas tardé de s'apercevoir que la malheureuse était folle....
II
Parmi les nombreuses criques formées dans les rochers escarpés qui bordent les rivages de l'ancienne Acadie, aujourd'hui la Nouvelle écosse, vivait, au fond de l'une d'elles, un jeune et honnête négociant acadien, dont le nom était St.-Aubin. Occupé depuis plusieurs années à l'exploitation de la pêche à la morue, grace à son intelligence et à son indomptable énergie, son commerce prenait de jour en jour une plus grande extension. Quelques familles de pécheurs, dont il était le bienfaiteur et le père nourricier, étaient venues se grouper autour de lui. D'une probité reconnue, affable et obligeant pour tous, il avait su s'attirer l'estime et le respect de chacun d'eux.
Tout le monde conna?t nos établissements de pêcheries, dans le bas du fleuve; rien de plus amusant que de voir ces berges aux voiles déployées, rentrer le soir, après le rude travail de la journée; ces femmes, ces enfants accourir pour aider le mari, le père ou le frère; le Poste est alors tout en émoi tout le monde se met gaiement à la besogne, on s'assiste, on se prête un mutuel secours: c'est un plaisir d'entendre les joyeux propos, les quolibet qui pleuvent sur les pêcheurs malheureux, les gai refrains; enfin, d'être témoin de la bonne harmonie qui règne parmi eux. C'est la bonne vieille Gaieté Gauloise qui prend ses ébats. Telle était la Grace de Monsieur St.-Aubin.
Sa maison, située sur une légère éminence, dominait la petite baie et les c?tes avoisinantes. De jolis jardins, de charmants bocages et de coquets pavillons l'entouraient. Un peu plus loin, la vue pouvait s'étendre sur de beaux champs, dans un état de culture déjà avancée, et où paissaient de nombreux troupeaux: enfin, dans son ensemble et même dans ses détails, tout respirait l'aisance, la prospérité et le bonheur.
L'intérieur de la famille ne présentait rien de particulier. M. St.-Aubin, marié, depuis quelques années, à une femme de sa nation, qu'il aimait tendrement, était père d'une charmante petite fille. Cette enfant était venu mettre le comble à la félicité de ce couple fortuné.
Madame St.-Aubin était une de ces femmes d'élite, qui semblent se faire un devoir de rendre heureux tous ceux qui les entourent. Douée des plus riches qualités du coeur et de l'esprit, elle n'était que prévenance, amour et sollicitude pour son mari et sa chère petite Hermine, les confondant tous deux dans une même et touchante tendresse. Si parfois elle pouvait leur dérober un instant, dans la journée, c'était pour aller porter quelques secours, quelques consolations à ceux qui en avaient besoin, aussi la regardait-on comme une véritable Providence. Le soir amenait les intimes causeries, l'on se faisait part des impressions de la journée, on formait de nouveaux projets pour l'avenir. Bien souvent aussi, la maman racontait au papa ému, les mille petites espiègleries de la petite, les conversations qu'elle avait eues avec sa poupée, voire même avec une table, une chaise, un meuble quelconque; enfin, ces mille et mille riens qui font venir des larmes de plaisir et d'attendrissement aux heureux parents qui les entendent. Ces jouissances, ces plaisirs leur suffisaient; et
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