et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m'as laissé tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir moi et ma ma?tresse misérablement ? Hélas! c'était ta destinée, dit Topaze. Si c'est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est-il bon ? Et toi, Ebène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie? Vous l'avez dit, répondit ébène. Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse ? Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement secondé. Ah! maudit ébène, si tu es si méchant, tu n'appartiens donc pas au même ma?tre que Topaze ? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l'un est bon, et l'autre méchant de sa nature ? Ce n'est pas une conséquence, dit ébène, mais c'est une grande difficulté. Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un être favorable ait fait un génie si funeste. Possible ou non possible, repartit ébène, la chose est comme je te le dis. Hélas! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l'heure de ta mort? Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan: il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui prétendais me défendre, tu ne m'as servi de rien. J'en suis bien faché, dit le bon génie. Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose là-dessous que je ne comprends pas. Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. J.'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. C'est ce que nous verrons, dit Topaze. Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n'était pas sorti, et dans son lit où il avait dormi une heure.
Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré; il se tate, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en baillant. Suis-je mort, suis-je en vie? s'écria Rustan; la belle princesse de Cachemire en réchappera-t-elle?.... Monseigneur rêve-t-il ? répondit froidement Topaze.
Ah! s'écriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare ébène avec ses quatre ailes noires ? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle.--Monseigneur, je l'ai laissé là-haut qui ronfle; voulez-vous qu'on le fasse descendre?--Le scélérat! il y a six mois entiers qu'il me persécute; c'est lui qui me mena à cette fatale foire de Cabul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donné la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon age.
Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais été à Cabul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son père n'a jamais eu que deux gar?ons qui sont actuellement au collège. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut être morte, puisqu'elle n'est pas née; et vous vous portez à merveille.
Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, ane rayé, médecin, et pie?--Monseigneur, vous avez rêvé tout cela: nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.
Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je dormi?--Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure.--Eh bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu'en une heure de temps j'aie été à la foire de Cabul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi?--Monseigneur, il n'y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps.
N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrégé de l'histoire des Perses, écrite par Zoroastre? cependant cet abrégé contient huit cent mille années. Tous ces événements passent sous vos yeux l'un après l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les étendre dans l'espace de huit cent mille années; c'est précisément la même chose. Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette roue immense est une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et
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