Le Blanc et le Noir | Page 4

Voltaire
ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il était sujet à l'épilepsie; il le fit porter dans sa maison, où il fut long-temps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton; ils tatèrent le pouls du malade qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'écriait de temps en temps: Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!
L'un des deux médecins dit au seigneur cachemirien: Je vois à son accent que c'est un jeune homme de Candahar, à qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois à ses yeux qu'il est devenu fou; confiez-le-moi, je le remènerai dans sa patrie, et je le guérirai. L'autre médecin assura qu'il n'était malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux médecins furent congédiés, et Rustan demeura tête à tête avec son h?te.
Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m'être évanoui devant vous, je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon éléphant, en reconnaissance des bontés dont vous m'avez honoré. Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse de Cachemire; pourquoi son père l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a accepté pour son époux.
Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout accepté Barbabou; au contraire elle est dans les pleurs, tandis que toute la province célèbre avec joie son mariage; elle s'est enfermée dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des réjouissances qu'on fait pour elle. Rustan, en entendant ces paroles, se sentit rena?tre; l'éclat de ses couleurs, que la douleur avait flétries, reparut sur son visage. Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine à donner sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas.
Voici le fait, répondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au coeur? Ah! je le sais très bien, dit Rustan. Apprenez donc, dit l'h?te, que notre prince, au désespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui était muni du diamant, et il épouse demain la princesse.
Rustan palit, bégaya un compliment, prit congé de son h?te, et courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la cérémonie. Il arrive au palais du prince, il dit qu'il a des choses importantes à lui communiquer; il demande une audience; on lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce: c'est pour cela même, dit-il, que je veux lui parler. Il presse tant qu'il est introduit. Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. Comment un fripon! qu'osez-vous dire? est-ce ainsi qu'on parle à un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver à votre altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte.
Le duc tout étonné confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable. Voilà deux diamants, dit-il, et je n'ai qu'une fille; me voilà dans un étrange embarras! Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompé. Barbabou jura qu'il avait acheté son diamant d'un Arménien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expédient: ce fut qu'il pl?t à son altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il, il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur: ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l'autre épouse la princesse? Très bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez-vous vite tous deux; le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il épousera ma fille.
Les deux prétendants descendent aussit?t dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait, Battez-vous, battez-vous; la pie, Ne vous battez pas. Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde à peine: ils commencent le combat; tous les courtisans fesaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour, ne voulut point assister à ce spectacle; elle était bien loin de se
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