Le Blanc et le Noir | Page 2

Voltaire
fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tacha de l'en détourner avec le zèle circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire; il lui représenta tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir? comment mettre le couteau dans le coeur de ses parents? Il ébranla Rustan; mais ébène le raffermit et leva tous ses scrupules.
Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter; ébène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son ma?tre, en fit faire un faux tout semblable qu'il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies.
Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prêt pour le départ. On chargea un éléphant de son bagage; on monta à cheval. Topaze dit à son ma?tre: J'ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, après avoir remontré, il faut obéir; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est à deux parasanges d'ici. Rustan y consentit. L'oracle répondit: ?Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident.? Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. Ebène, toujours complaisant, lui persuada qu'elle était très favorable.
Il y avait encore un autre oracle dans Cabul; ils y allèrent. L'oracle de Cabul répondit en ces mots: ?Si tu possèdes, tu ne posséderas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas.? Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. Prenez garde à vous, disait Topaze. Ne redoutez rien, disait ébène; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son ma?tre, dont il encourageait la passion et l'espérance.
Au sortir de Cabul, on marcha par une grande forêt, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux pa?tre. On se préparait à décharger l'éléphant qui portait le d?ner et le service, lorsqu'on s'aper?ut que Topaze et ébène n'étaient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forêt retentit des noms d'ébène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous c?tés, et remplissent la forêt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait répondu. Nous n'avons trouvé, dirent-ils à Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ?tait toutes ses plumes. Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan; il alla à pied sur le lieu, il n'aper?ut ni vautour ni aigle; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinocéros lacha prise à la vue de Rustan; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. Il arrive d'étranges choses dans les forêts quand on voyage! s'écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le ma?tre au désespoir d'avoir perdu à-la-fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze pour lequel il avait toujours de l'amitié, quoiqu'il ne f?t jamais de son avis.
L'espérance d'être bient?t aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand ane rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de baton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les anes de cette espèce. Celui-ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'ane, qui était une créature charmante. Le rustre s'enfuit en disant à l'ane, Tu me le paieras. L'ane remercia son libérateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir d?né, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent les uns à pied, les autres montés sur l'éléphant.
A peine était-il sur son ane que cet animal tourne vers Cabul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son ma?tre a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l'animal opiniatre courait toujours vers Cabul.
Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontre un marchand de chameaux qui lui dit: Ma?tre, vous avez là un ane bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir. Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux.
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