Lavinia | Page 7

George Sand
femme délaissée fut pour Lionel une espèce d'affront qu'il dévora avec peine.
Henry, qui connaissait les lieux, le conduisit au bout du village, à la maison qu'habitait sa cousine. Là il le laissa.
Cette maison était un peu isolée des autres; elle s'adossait, d'un c?té, à la montagne, et de l'autre, elle dominait le ravin. A trois pas, un torrent tombait à grand bruit dans la cannelure du rocher; et la maison, inondée, pour ainsi dire, de ce bruit frais et sauvage, semblait ébranlée par la chute d'eau et prête à s'élancer avec elle dans l'ab?me. C'était une des situations les plus pittoresques que l'on p?t choisir, et Lionel reconnut dans cette circonstance l'esprit romanesque et un peu bizarre de lady Lavinia.
Une vieille négresse vint ouvrir la porte d'un petit salon au rez-de-chaussée. A peine la lumière vint à frapper son visage luisant et calleux, que Lionel laissa échapper une exclamation de surprise. C'était Pepa, la vieille nourrice de Lavinia, celle que, pendant deux ans, Lionel avait vue auprès de sa bien-aimée. Comme il n'était en garde contre aucune espèce d'émotion, la vue inattendue de celte vieille, en réveillant en lui la mémoire du passé, bouleversa un instant toutes ses idées. Il faillit lui sauter au cou; l'appeler nourrice, comme au temps de sa jeunesse et de sa gaieté, l'embrasser comme une digne servante, comme une vieille amie; mais Pepa recula de trois pas, en contemplant d'un air stupéfait l'air empressé de Lionel. Elle ne le reconnaissait pas.
?Hélas! je surs donc bien changé?? pensa-t-il.
?Je suis, dit-il avec une voix troublée, la personne que lady Lavinia a fait demander. Ne vous a-t-elle pas prévenue?...
--Oui, oui, Milord, répondit la négresse; milady est au bal: elle m'a dit de lui porter son éventail aussit?t qu'un gentleman frapperait à cette porte. Restez ici, je cours l'avertir....?
La vieille se mit à chercher l'éventail. Il était sur le coin d'une tablette de marbre, sous la main de sir Lionel. Il le prit pour le remettre à la négresse, et ses doigts en conservèrent le parfum apres qu'elle fut sortie.
Ce parfum opéra sur lui comme un charme; ses organes nerveux en re?urent une commotion qui pénétra jusqu'à son coeur et le fit tressaillir. C'était le parfum que Lavinia préférait: c'était une espèce d'herbe aromatique qui cro?t dans l'Inde, et dont elle avait coutume jadis d'imprégner ses vêtements et ses meubles. Ce parfum de patchouly, c'était tout un monde de souvenirs, toute une vie d'amour; c'était une émanation de la première femme que Lionel avait aimée. Sa vue se troubla, ses artères battirent violemment; il lui sembla qu'un nuage flottait devant lui, et, dans ce nuage, une fille de seize ans, brune, mince, vive et douce à la fois: la juive Lavinia, son premier amour. Il la voyait passer rapide comme un daim, effleurant les bruyères, foulant les plaines giboyeuses de son parc, lan?ant sa haquenée noire à travers les marais; rieuse, ardente et fantasque comme Diana Vernon, ou comme les fées joyeuses de la verte Irlande.
Bient?t il eut honte de sa faiblesse, en songeant à l'ennui qui avait flétri cet amour et tous les autres. Il jeta un regard tristement philosophique sur les dix années de raison positive qui le séparaient de ces jours d'églogue et de poésie; puis il invoqua l'avenir, la gloire parlementaire et l'éclat de la vie politique sous la forme de miss Margaret Ellis, qu'il invoqua elle-même sous la forme de sa dot; et enfin il se mit à parcourir la pièce où il se trouvait, en jetant autour de lui le sceptique regard d'un amant désabusé et d'un homme de trente ans aux prises avec la vie sociale.
On est simplement logé aux eaux des Pyrénées; mais, grace aux avalanches et aux torrents qui, chaque hiver, dévastent les habitations, à chaque printemps on voit renouveler ou rajeunir les ornements et le mobilier. La maisonnette que Lavinia avait louée était batie en marbre brut et toute lambrissée en bois résineux à l'intérieur. Ce bois, peint en blanc, avait l'éclat et la fra?cheur du stuc. Une natte de joncs, tissue en Espagne et nuancée de plusieurs couleurs, servait de tapis. Des rideaux de basin bien blancs recevaient l'ombre mouvante des sapins qui secouaient leurs chevelures noires au vent de la nuit, sous l'humide regard de la lune. De petits seaux de bois d'olivier verni étaient remplis des plus belles fleurs de la montagne. Lavinia avait cueilli elle-même, dans les plus désertes vallées et sur les plus hautes cimes, ces belladones au sein vermeil, ces aconits au cimier d'azur, au calice vénéneux; ces sylènes blanc et rose, dont les pétales sont si délicatement découpés; ces pales saponaires; ces clochettes transparentes et plissées comme de la mousseline; ces valérianes de pourpre; toutes ces sauvages filles de la solitude, si embaumées et si fra?ches, que le chamois craint de les
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 20
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.