veuve, qu'elle donnait des le?ons de piano, qu'elle vivait avec sa mère, et que la mère et la fille recevaient journellement la visite d'un vieillard nommé Frédéric, qui semblait tout entier à leur discrétion.
?J'ai pressenti leur gêne, ajouta Max, et je tache, sans le leur dire, de leur trouver des élèves.
--Comment se nomment-elles?
--Voici leur nom, ou du moins celui de la fille, dit Max en prenant une carte de visite sur sa table: Mme Thillard-Ducornet.?
Rodolphe ouvrit démesurément les yeux, et, de la porte qu'il entr'ouvrait déjà, revint au milieu de la chambre.
?Ah! fit-il tout d'une haleine, on voit bien que tu ne lis pas les journaux. Tu conna?trais au moins de nom le mari de cette veuve. Il était agent de change. On l'a retiré de la Seine, un matin ou un soir, il n'y a pas de cela très-longtemps. La nouvelle, Dieu merci, a fait assez de tapage, car on a découvert dans la caisse du défunt un déficit de plus d'un million. C'était un vrai siphon que cet homme-là, à cheval sur deux urnes: la Bourse et le quartier Bréda; il pompait l'or dans l'une pour l'épancher dans l'autre....?
Le visage de Max exprimait une stupéfaction profonde.
?C'est étrange! fit-il. Je pressentais bien quelque secret funèbre, mais je ne l'eusse jamais supposé si horrible.
--Attends donc, reprit Rodolphe, je me rappelle quelques détails. Il était en tenue de voyage, en casquette et en manteau, avec un sac de nuit et un portefeuille gonflé de cent mille francs en billets de banque. A dire vrai, il n'y avait pas là de quoi plomber une de ses dents creuses; aussi a-t-on dit qu'il ne s'était noyé que par remords de ne pas emporter davantage.?
Destroy n'écoutait déjà plus. Secouant la tête, l'air pensif, à mi-voix, il disait:
?Je m'explique actuellement leur mélancolie. Ce n'est rien d'être pauvre; mais avoir grandi au milieu du luxe et tomber dans la misère, je ne sache pas qu'il soit d'infortune plus grande.?
Cet attendrissement ramenait par une pente sensible à la conversation de tout à l'heure, et Rodolphe, qui s'en aper?ut, en eut le frisson.
D'ailleurs, par le fait d'un tic singulier qui devait plus tard dégénérer en maladie, il éprouvait un besoin perpétuel de locomotion, et ne semblait entrer dans un endroit que pour songer sur-le-champ au moyen d'en sortir. Pour la deuxième fois, il invoqua la haute gravité de son rendez-vous, et se sauva, non moins satisfait de changer de lieu que d'échapper à ce qu'il appelait ironiquement les douches philosophiques du docteur Max.
II.
Profil du héros.
Tout entier à la préoccupation d'un fait qui lui donnait la clef des tristesses que Mme Thillard essayait vainement de dissimuler sous des manières calmes et dignes, Destroy, comme il faisait presque quotidiennement, à une heure donnée, se rendit au jardin du Luxembourg. Il s'y rencontra avec un autre de ses amis, un nommé Henri de Villiers, lequel, que ce f?t à cause de ceci ou de cela, de sa naissance ou de son entendement, ou d'autre chose encore, se posait en défenseur intrépide du passé. Bien que lié avec lui, Max ne l'en trouvait pas moins tout aussi peu logique qu'un homme qui donnerait, à tout bout de champ, ses péchés de jeunesse en exemple aux errements d'un autre age. De Villiers, outre cela, chez lequel le sentiment semblait faire défaut, était loin d'avoir l'humeur charitable. Mais il se piquait de mener une vie conforme aux principes qu'il confessait, et ses opinions et ses actes en recevaient un lustre d'honnêteté que Destroy ne pouvait méconna?tre.
Causant de choses et d'autres, ils avaient déjà mesuré nombre de fois, de bout en bout, à pas comptés, l'allée de l'Observatoire, quand ils se croisèrent avec un promeneur qui dévia de son chemin pour venir à eux.
?Mais c'est Clément!? s'écria Max en devan?ant brusquement de Villiers pour être plus t?t auprès du nouveau venu.
Dans les mystères de notre nature, à la vue de certains hommes, nous sommes parfois assaillis d'impressions pénibles que nous ne saurions définir. Leur extérieur ne suffit pas toujours à justifier l'antipathie instinctive qu'ils soulèvent; on dirait qu'il se dégage de leur vie un fluide qui les enveloppe d'une atmosphère où l'on ne peut respirer sans malaise. Destroy accostait précisément un individu de ce genre. De taille moyenne et dégagée, ses jambes solides, ses bras d'athlète, sa carrure, éveillaient des idées de santé et de force que démentaient bient?t une figure cadavéreuse dont les plans à vives arêtes, les plis profonds, les ravages, l'impassibilité, rappelaient ces joujoux en sapin qu'on taille au couteau dans les villages de la forêt Noire. Ses cheveux chatains aux reflets rougeatres, sa moustache rare de couleur rousse, sa peau terreuse, parsemée de taches vertes, composaient un ensemble de tons qui donnaient à sa tête une apparence sordide et venimeuse. Par instants, un regard éteint, louche, sinistre, per?ait le verre de
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