Largent des autres | Page 2

Emile Gaboriau

non?
Elle lui avait dit la vérité, il en était sûr, il l'eût juré.
Lui avait-elle dit toute la vérité?
Assurément non, puisqu'elle lui avait tu les explications de l'officier de
paix. Quelles étaient-elles?
A se résigner au rôle que lui avait imposé Van-Klopen, qu'avait-elle
gagné? Était-elle plus avancée? Avait-elle réussi à soulever un coin du
voile qui recouvrait sa naissance? Était-elle sur les traces de ses

ennemis et avait-elle découvert le mobile de leur haine?
--Ne serais-je, pensait Maxence, qu'un des pions de la partie qu'elle
joue? Qui me dit que si elle la gagne, elle ne me plantera pas là?...
Peu à peu, malgré tout, le sommeil le gagnait, et lorsqu'il croyait
calculer, déjà il dormait, en murmurant le nom de Lucienne.
Le grincement de sa porte qui s'ouvrait l'éveilla en sursaut.
Il se dressa sur ses jambes.
Mlle Lucienne entra.
--Comment! lui dit-elle, vous ne vous êtes pas couché?...
--Vous m'aviez recommandé de réfléchir, répondit-il, j'ai réfléchi....
Il consulta sa montre, elle marquait midi.
--Ce qui n'empêche, ajouta-t-il, que je me suis endormi sur mon
fauteuil....
Tous les doutes qui l'assiégeaient au moment où le sommeil s'était
emparé de lui, se représentaient à son esprit avec une douloureuse
vivacité.
--Et non-seulement j'ai dormi, reprit-il, mais j'ai rêvé.
La jeune fille arrêta sur lui ses grands yeux noirs, et gravement:
--Pouvez-vous me dire votre rêve? interrogea-t-elle.
Il hésita. S'il eût eu une minute seulement de réflexion, peut-être
n'eût-il pas parlé.
Mais il était pris à l'improviste.
--J'ai rêvé, répondit-il, que nous étions amis, dans l'acception la plus

pure et la plus noble de ce mot. Intelligence, coeur, volonté, ce que je
suis et ce que je puis, je mettais tout à vos pieds. Vous acceptiez le
dévouement le plus entier qui fût jamais, le plus respectueux et le plus
tendre. Oui, nous étions bien amis, et sur une espérance à peine
entrevue, et jamais exprimée, je bâtissais tout un avenir de bonheur....
Il s'arrêta.
--Eh bien? interrogea-t-elle.
--Eh bien! au moment où je croyais toucher à la réalisation de mes
espérances, il arrivait que tout à coup le mystère de votre naissance
vous était révélé.... Vous retrouviez une famille, noble, puissante,
riche.... Vous qui n'avez pas de nom, vous repreniez le nom illustre
qu'on vous avait volé.... Vos ennemis étaient écrasés, et tous vos droits
vous étaient rendus.... Ce n'était plus le huit ressorts de chez Brion qui
s'arrêtait devant la porte de l'Hôtel des Folies, mais une voiture
largement armoriée.... Cette voiture, timbrée à vos armes, était la vôtre,
et elle vous attendait pour vous conduire à votre hôtel du faubourg
Saint-Germain ou à votre château patrimonial.... Vous y preniez
place....
Il s'interrompit encore.
--Et vous? demanda la jeune fille.
Maxence maîtrisa un de ces spasmes nerveux qui se résolvent en larmes,
et d'un air sombre:
--Moi, répondit-il, debout sur le bord du trottoir, j'attendais de vous un
souvenir, un mot, un regard.... Vous aviez oublié jusqu'à mon
existence.... Votre cocher enleva ses chevaux qui partirent au galop, et
bientôt je vous perdis de vue.... Et une voix alors, la voix inexorable de
la réalité, me cria: «Tu ne la reverras jamais!...»
D'un mouvement superbe Mlle Lucienne s'était redressée.
--Ce n'est pas avec votre coeur, je l'espère, que vous me jugez,

monsieur Maxence Favoral, prononça-t-elle.
Il trembla de l'avoir offensée, et vivement:
--Je vous en conjure... commença-t-il.
Mais elle poursuivait, d'une voix où vibrait toute son âme:
--Je ne suis pas de ceux qui lâchement renient leur passé. Le jour où
l'officier de paix m'a tirée des prisons de Versailles, je lui ai dit que
j'allais y rentrer, s'il ne me donnait pas sa parole de faire pour mon amie
tout ce qu'il eût fait pour moi. Votre rêve ne se réalisera jamais, on ne
voit de ces choses-là que dans les drames du boulevard. S'il se réalisait
pourtant, si la voiture armoriée s'arrêtait à la porte, le compagnon des
mauvais jours, l'ami qui pour payer ma dette m'a offert l'argent de son
mois, y aurait une place à mes côtés....
C'était plus de bonheur que n'osait en rêver Maxence. Il eût voulu
parler, inventer, pour traduire sa reconnaissance, des expressions
nouvelles, de ces mots qui semblent manquer aux situations excessives.
Mais il suffoquait, et, accumulées par tant d'émotions successives, les
larmes montaient à ses yeux....
D'un mouvement passionné, il saisit la main de Mlle Lucienne, et, la
portant à ses lèvres, il la couvrit de baisers....
Doucement, mais résolûment elle se dégagea, et arrêtant sur lui son
beau regard clair:
--Amis! prononça-t-elle.
Il eût suffi de son accent pour dissiper, s'il en eût eu, les illusions
présomptueuses de Maxence. Mais il n'avait pas d'illusions.
--Uniquement amis, répondit-il, jusqu'au jour où vous serez ma femme.
Vous ne pouvez me défendre d'espérer. Vous n'aimez personne?...
--Personne.

--Eh bien! puisque nous allons marcher
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