Lamour au pays bleu | Page 5

Hector France
* *

L'Amour au Pays Bleu
PROLOGUE
Derrière les molles ondulations bleues qui festonnaient le rideau du couchant, le ciel flamboyait comme une gigantesque Sodome, empourprant des ardents reflets de ses fournaises les hautes crêtes de l'Orient.
Nous étions encore enveloppés de cette lumière fauve, et déjà la plaine se noyait sous les larges couches d'ombre. Les bizarres crevasses sombres, les taches calcinées, les touffes vertes, les bosselures du sol, la nappe foncée des marais d'Ain-Chabrou, la bordure de lauriers accrochés aux flancs crayeux du torrent aux eaux rousses, le long ruban gris du chemin déroulant ses zigzags jusqu'aux palmiers du Ksour, tout s'effa?ait sous le noir uniforme et profond.
Le Ksour! Djenarah, la perle du Souf! Des pentes élevées du Djebel, mon guide m'avait montré son haut minaret, dressé comme un frêle mat d'albatre dans les vagues azurées de l'horizon. Longtemps nous v?mes la blanche aiguille étinceler aux feux de l'Occident; puis, peu à peu, elle disparut à mesure que nous descendions la montagne et que nous nous enfoncions dans la nuit.
* * * * *
Des formes indécises traversèrent brusquement le chemin, et de grandes chauves-souris, s'élan?ant des crevasses, tournoyaient autour de nos têtes.
Parfois deux étincelles ardentes luisaient dans un noir fourré, et des épaisseurs des broussailles se levaient de vagues frémissements.
Nous allions dans cette solitude peuplée d'invisibles, dans ce silence coupé de bruissements. J'écoutais machinalement le pas de nos chevaux frappant le sol pierreux d'un pied fatigué et lourd, et la note grêle des h?tes du marais qui arrivait, par intervalle, du fond de la vallée, lorsque la voix du spahis éclata gaiement dans cette tristesse:
De Skikdad à Constantine, De Constantine à Bathna, Quelle est donc la plus mutine Des filleules de Fathma? C'est Kreira! C'est Kreira! C'est Kreira, la jolie fille, C'est la rose de Ouargla!
C'était un de ces poèmes lascifs que les Arabes affectionnent et chantent dans le chemin monotone, quand, pendant de longues heures, la plaine succède à la plaine et que l'oeil n'a pour se reposer des teintes grises du sol br?lé que le bleu de l'horizon fuyant sans cesse devant lui.
* * * * *
A peine au bas de la montagne, je sommeillais, l'oreille caressée par le chant et le corps bercé par le mouvement du cheval, lorsque, dans les profondeurs silencieuses, il me sembla entendre des accents de détresse.
--Tais-toi! dis-je à Salah.
Je ne m'étais pas trompé; une seconde fois la voix retentit grave, douloureuse, lamentable. Nul mot n'arrivait distinct, mais la note désolée déchirait lugubrement la nuit.
Puis tout se tut; un silence profond s'étendit dans la plaine. On e?t dit que les fauves et les reptiles, l'armée des r?deurs nocturnes, écoutaient.
--As-tu entendu?
--Oui, répondit le spahis.
Et il continua:
Dans ses seins quand je me plonge, L'oeil perdu au paradis, Je m'enivre, sans mensonge, Des caresses des houris, Par Kreira! Par Kreira! Par Kreira, la jolie fille, Par la rose de Ouargla!
--Tais-toi donc! répétai-je indigné. Quelqu'un appelle au secours.
--Je sais ce que c'est. Il n'y a rien à faire: c'est la voix de Sidi-Messaoud (Monseigneur l'Heureux).
* * * * *
Monseigneur l'Heureux! Quelle dérision! J'étais tout remué par cette clameur sinistre qui vibrait à travers la distance comme les derniers échos d'un désastre. Quel est donc l'heureux qui gémit ainsi?
Nous allions, et plus d'une heure s'était écoulée, que ma pensée, encore arrêtée là-bas où j'avais entendu le cri lugubre, s'y cramponnait et ne voulait plus revenir. Salah continuait ses couplets avec une infatigable ardeur, mais soudain il se tut.
La voix venait de retentir plus rapprochée, et nous entend?mes distinctement, par trois fois, ce nom jeté comme un sanglot:
--Afsia! Afsia! Afsia!
L'appel déchirant remuait douloureusement le coeur. Il sembla pour un moment avoir touché celui du spahis, per?ant comme une vrille la rude écorce de soldat, car il arrêta son cheval.
Dans les teintes grises du chemin, je voyais sa grande silhouette noire, son fusil posé en travers sur le Kerbouk de la selle, et, sous la cuisse, son sabre, dont le fourreau d'acier et la poignée de cuivre scintillaient dans la nuit.
La tête enveloppée du capuchon pointu, les burnous serrés au corps, il restait incliné, immobile et pensif.
--Qu'est-ce donc? lui demandai-je, lorsque, pour la troisième fois, les accents désespérés furent éteints; qui appelle ainsi, à pareille heure et dans ce désert?
--Rien qui puisse t'inquiéter, me répondit-il en riant. C'est Sidi-Messaoud qui demande sa fiancée.
Et il reprit le chant d'amour:
Ses lèvres sont une coupe Où je bois la volupté. Et sur sa divine croupe J'irais dans l'éternité Sur Kreira! Sur Kreira! Sur Kreira, la jolie fille, Sur la rose de Ouargla!
* * * * *
Je ne pus rien tirer de lui, et pendant mon passage au Ksour les hommes de Djenarah évitèrent de me répondre; puis, devant les incidents si multiples de la vie d'un soldat d'Afrique, ce souvenir s'effa?a.
Ce ne fut que plusieurs années après, de retour à Constantine, que j'appris par hasard,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 68
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.