monsieur de Bernière! dit le gros petit homme en souriant. Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, Schopenhau?r? Vous digérez, je parie! Mais, désenchanté que vous êtes, est-ce que vous ne devriez pas vous laisser mourir d'inanition, si la vie est une corvée?
--Une corvée, oui, mais curieuse! dit Bernière, en jetant son cigare inachevé. Un spectacle souvent assommant, mais un spectacle! Vous êtes bien quelquefois entré dans un théatre où l'on joue une mauvaise pièce?...
--Souvent, dit l'Américain, avec un grain d'accent saxon.
Il s'était assis près de Bernière, sur une chaise dont les pieds s'enfon?aient dans le sable.
--Elle dure, cette pièce ennuyeuse, et l'on voudrait s'en aller! Mais on reste, fit M. de Bernière.... On reste, on ne sait pas pourquoi.... Parce qu'on y est, parce que, pour sortir, on ne veut déranger personne.... Voilà la vie, mon cher monsieur Montgomery!
--Oh! il y a bien quelques petits agréments autour! Vous avez, du reste, raison, rien n'est assommant comme une comédie maussade. On nous en a joué une hier au Casino!... Terrible! Et quels acteurs! Il y avait là une comédienne qu'on nous donnait pour un premier prix du Conservatoire!... En quelle année, bon Dieu?...
--Peut-être du temps de Talma!
--Et je suis resté... à cause de ma femme, qui ne veut jamais s'en aller, qui veut toujours tout voir, qui n'est pas pessimiste, elle! Ah! non, par exemple! Tout l'amuse! Tout, même moi!
--Ah! bah?... fit Bernière.
--Merci! dit rapidement l'Américain.
M. de Bernière essayait de corriger son Ah! bah?
--Je voulais dire....
--Oh! n'expliquez pas! fit Montgomery avec un flegme aimable.... Cela vous étonne? Cela m'étonne moi-même d'être le mari de la plus jolie femme de la colonie américaine. Une beauté... professionnelle!
--Oui, professional beauty! J'ai retenu de l'anglais de mon professeur tout ce qui est devenu parisien. Mais, ajouta le jeune homme, il ne faut pas traduire!
M. Montgomery sourit, acceptant la plaisanterie du boulevardier:
--Je comprends... oui.... Qui fait profession de beauté.... A Paris, on s'y tromperait!
Il ajouta, froidement, dans son petit sourire singulier:
--Mais on ne s'y tromperait pas longtemps. Très aimable, Mme Montgomery... très aimable... hors de chez elle! L'autre jour, Papillonne... oui, Papillonne, du Figaro, a eu l'idée de raconter l'histoire de notre mariage.... Très poétique, cette histoire!
--Vraiment?... fit M. de Bernière.
Montgomery s'inclina dans un léger salut.
--Merci encore!
Puis, comme le jeune homme, évidemment, voulait tenter encore de rattraper son exclamation envolée:
--Oh! n'expliquez pas! répéta l'Américain. Divorcée d'avec un premier mari.
--Mme Montgomery?
--Oui. Vous n'avez donc pas lu Papillonne?.... Je suis son second!... éprise de moi à cause de... mon Dieu! à cause de mon nom.
--C'est juste! Montgomery! dit M. de Bernière, en faisant sonner le nom historique.
Mais Montgomery l'interrompit encore:
--Oh! n'insistez pas!... Il y a deux m en fran?ais! Montgommery! Un seul à mon nom! C'est ce qui ennuie un peu Mme Montgomery.
--Vous pouvez vous en refaire mettre un.... Un m et un de....
--J'y ai songé. Mais ?a se verrait....
--Oh! dit le jeune homme en riant, ?a se voit tous les jours!
--Norton se moquerait de moi!
--Ah! oui, M. Norton!... Je regrette que mon cousin Solis ne soit plus là pour parler de M. Norton. Il y a longtemps que l'on n'a parlé de M. Norton.
--Vous le connaissez, M. Norton? dit Montgomery.
--Très peu! Comme on conna?t les étrangers à Paris!
--Je vous ai vu chez lui, à la dernière soirée qu'il a donnée au Parc Monceau!
--C'était la première fois que j'y allais. Superbe, l'inauguration de son h?tel!... Un luxe et un go?t! La serre surtout! étonnante, la serre!... Un bijou parisien vu à la lumière Edison!... Seulement on n'y parle pas assez fran?ais. J'y ai vu des Turcs, des Persans, des Américains--mais des Parisiens, j'en cherchais!...--Le plus Parisien, c'était encore un Japonais... ou un Javanais, je ne sais pas au juste.... Ah ?a! mais, cher monsieur Montgomery, il y a un autre Norton, qui vient d'acheter un Meissonier de huit cent mille francs à Philadelphie!
--C'est le faux Norton!
--Comment, le faux Norton?
--Oui... comme je suis un Montgomery avec deux m!... Le vrai Norton, c'est mon Norton à moi, Richard Hepworth Norton... le propriétaire des mines de cuivre les plus fameuses et le rival des plus hardis entrepreneurs pour la construction des chemins de fer, Norton le Riche, comme on l'appelle pour le différencier de Norton le Pauvre, qui n'a que vingt millions....
--Oh! le malheureux!
--.... De rente! ajouta Montgomery froidement.
--Alors, dit Bernière, Richard Norton!
--Oh! Richard Norton! Richissime, lui!
--C'est juste! fit le Parisien. Riche est maintenant un minimum. Pour avoir le strict nécessaire, il faut être....
--Richissime!... Parfaitement. C'est notre monde américain qui a inventé ces superlatifs. Et en route pour l'énorme, l'excessif, le gigantesque!... Nous ne pouvons vivre, cher monsieur, comme votre vieille Europe, sur une motte de terre usée et avec les quatre sous qui suffisaient autrefois à nos pères!... Qui n'est pas trop riche maintenant ne l'est pas assez! Qui n'a pas d'indigestion n'a pas d?né! Qui n'est pas fou
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