Lalouette du casque | Page 9

Eugène Süe
Victoire à nos armes!
«Et il a coulé, le sang d'Hêna!
*
«Ô vierge sainte! il n'aura pas en vain coulé, ton sang innocent et
généreux! Courbée sous le joug, la Gaule un jour se relèvera libre et
fière, en criant comme toi: Victoire à nos armes! victoire et liberté!»
Et Douarnek, ainsi que les trois soldats, répétèrent à voix plus basse ce
dernier refrain avec une sorte de pieuse admiration:
«Celle-là qui a ainsi offert son sang à Hésus pour la délivrance de la
Gaule!
«Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte!
«Elle s'appelait Hêna, Hêna, la vierge de l'île de Sên!
*
Moi seul je n'ai pas répété avec les soldats le dernier refrain du bardit,
tant je me sentais ému.
Douarnek, remarquant mon émotion et mon silence, me dit d'un air
surpris:

-- Quoi! Scanvoch, voici maintenant que la voix te manque! Tu restes
muet pour achever un chant si glorieux?
-- Tu dis vrai, Douarnek; c'est parce que ce chant est glorieux pour
moi... que tu me vois ému.
-- Glorieux pour toi, ce bardit; je ne te comprends pas.
-- Hêna était fille d'un de mes aïeux!
-- Que dis-tu?
-- Hêna était fille de Joël, le brenn de la tribu de Karnak, mort, ainsi
que sa femme et presque toute sa famille, à la grande bataille de
Vannes, livrée sur terre et sur mer il y a plus de trois siècles; moi, de
père en fils, je descends de Joël.
Le chant d'Hêna était si connu en Gaule que je vis (pourquoi le nier?)
avec un doux orgueil les soldats me regarder presque avec respect.
-- Sais-tu, Scanvoch, reprit Douarnek, sais-tu que des rois seraient fiers
de tes aïeux?
-- Le sang versé pour la patrie et la liberté, c'est notre noblesse, à nous
autres Gaulois, lui dis-je; voilà pourquoi nos vieux bandits sont chez
nous si populaires.
-- Quand on pense, reprit le plus jeune des soldats, qu'il y a plus de trois
cents ans qu'Hêna, cette douce et belle sainte, a offert sa vie pour la
délivrance du pays, et que son nom est venu jusqu'à nous!
-- Quoique la voix de la jeune vierge ait mis plus de deux siècles à
monter jusqu'aux oreilles d'Hésus (c'est tout simple, il est placé si haut),
reprit Douarnek, cette voix est parvenue jusqu'à lui, puisque nous
pouvons dire aujourd'hui: Victoire à nos armes! victoire et liberté!
Nous étions arrivés vers le milieu du Rhin, à l'endroit où ses eaux sont
très-rapides.

Douarnek me demanda en relevant ses rames:
-- Entrerons-nous dans le fort du courant? Ce serait une fatigue inutile,
si nous n'avions qu'à remonter ou à descendre le fleuve à la distance où
nous voici de la rive que nous venons de quitter.
-- Il faut traverser le Rhin dans toute sa largeur, ami Douarnek.
-- Le traverser?... s'écria le vétéran en me regardant d'un air ébahi.
Traverser le Rhin!... Et pourquoi faire?
-- Pour aborder à l'autre rive.
-- Y penses-tu, Scanvoch? L'armée de ces bandits franks, si on peut
honorer du nom d'armée ces hordes sauvages, n'est-elle pas campée sur
l'autre bord?
-- C'est au milieu de ces barbares que je me rends.
Pendant quelques instants, la manoeuvre des rames fut suspendue; les
soldats, interdits et muets, se regardèrent les uns les autres, comme s'ils
avaient peine à croire à ma résolution.
Douarnek rompit le premier le silence, et me dit avec son insouciance
de soldat:
-- C'est alors une espèce de sacrifice à Hésus que nous allons lui offrir
en livrant notre peau à ces écorcheurs? Si tel est l'ordre, en avant!
Allons, enfants, à nos rames!...
-- Oublies-tu, Douarnek, que, depuis huit jours, nous sommes en trêve
avec les Franks?
-- Il n'y a jamais trêve pour de pareils brigands!
-- Tu vois, j'ai fait, en signe de paix, garnir de feuillage l'avant de notre
bateau; je descendrai seul dans le camp ennemi, une branche de chêne à
la main...

-- Et ils te massacreront, malgré ta branche de chêne, comme ils ont
massacré d'autres envoyés en temps de trêve.
-- C'est possible, ami Douarnek; mais si le chef commande, le soldat
obéit. Victoria et son fils m'ont ordonné d'aller au camp des Franks; j'y
vais!
-- Ce n'est pas par peur, au moins, Scanvoch, que je te disais que ces
sauvages ne nous laisseraient pas nos têtes sur nos épaules... et notre
peau sur le corps... J'ai parlé par vieille habitude de sincérité ... Allons,
ferme, enfants! ferme à vos rames!... c'est à un ordre de notre mère... de
la mère des camps que nous obéissons... En avant! en avant!...
dussions-nous être écorchés vifs par ces barbares, divertissement qu'ils
se donnent souvent aux dépens de nos prisonniers.
-- On dit aussi, reprit le jeune soldat d'une voix moins assurée
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