pauvre chère mère,--continua Wilding,--c'est un plaisir pour moi que de parler d'elle... mais c'est un plaisir qui m'accable... vous savez combien je l'aimais et combien je lui étais cher. Certes nous avions l'un pour l'autre le plus grand amour qui puisse exister entre une mère et son fils; et, depuis le jour où elle m'avait pris sous sa garde, jamais nous n'avons connu un moment de discussion ou d'humeur. C'est un bonheur qui n'a duré que treize ans; n'est-ce pas bien court? Je n'ai vécu que treize ans auprès de ma chère mère et ce n'était que depuis huit ans qu'elle m'avait reconnu confidentiellement pour son fils. Vous connaissez cette triste histoire, Monsieur Bintrey. Qui la conna?trait, si ce n'était vous?
Wilding se prit à sangloter.
Tandis qu'il essuyait ses larmes, que faisait Bintrey? Il savourait son Porto à petites gorgées qu'il promenait dans sa bouche.
--Je sais l'histoire...--dit-il...--Oui... oui.... Je la sais.
--Ma pauvre mère,--reprit Wilding.--Elle avait été cruellement trompée, et comme elle en a souffert! Mais ses lèvres sont toujours restées muettes à ce sujet. Par qui a-t-elle été trompée et dans quelles circonstances ce grand malheur lui est-il arrivé, monsieur? Dieu seul le sait. Ma pauvre chère mère n'a jamais voulu trahir le secret de celui qui avait trahi sa confiance, jamais....
--Elle avait résolu de se taire,--interrompit Bintrey promenant de nouveau cet excellent vin dans son gosier;--elle a d? garder le silence.
à quoi il ajouta mentalement, avec un petit clignement d'yeux:--Et cela, beaucoup mieux que vous ne pourrez jamais le faire, vous qui aimez tant à parler.
--?Tes père et mère honoreras?--reprit Wilding qui sanglotait toujours...--?afin de vivre longuement.? Quand j'étais aux Enfants Trouvés, Monsieur Bintrey, je me sentais intérieurement si peu disposé à souscrire de bon coeur à ce commandement que je croyais bien n'avoir pas beaucoup de temps à vivre. Cependant je suis arrivé bien vite à honorer ma mère profondément, de toute mon ame, et je révère maintenant sa mémoire.
--Vous la révérez?--dit Bintrey.
--Pendant sept heureuses années,--continua Wilding avec le même accent de simple et virile douleur et sans songer à rougir de ses larmes,--pendant sept ans, mon excellente mère fut ici l'associée de mes prédécesseurs Pebblesson Neveu. Lorsque j'atteignis ma majorité, elle me transmit la part dont elle avait hérité dans cette maison, puis elle racheta pour moi la part de Pebblesson; elle me laissa tout ce qu'elle possédait, tout, hormis cet anneau de deuil que vous portez au doigt.... Elle n'est plus! Il n'y a pas six mois qu'elle vint un matin au Carrefour des écloppés pour y lire de ses yeux la nouvelle enseigne: Wilding et Co. Et pourtant elle n'est plus!
--Triste!... fort triste!...--murmura Bintrey,--mais c'est le sort commun à un moment ou à un autre: ne devons-nous pas tous cesser d'être?
Ce disant, il le prouva bien en achevant de vider la bouteille de Porto. Ce Porto de quarante-cinq ans avait aussi cessé d'être. Bintrey poussa un large soupir.
--Et puisque je l'ai perdue,--reprit Wilding en essuyant ses larmes,--il ne me reste plus qu'à nourrir éternellement son souvenir et mes regrets. La chère femme! Mon coeur se sentit entra?né vers elle dès la première fois que je la vis; c'était l'instinct de la nature... je ne pouvais pourtant la prendre alors que pour une dame étrangère. C'était un Dimanche, nous finissions de d?ner là-bas aux Enfants Trouvés.... Ah! vous savez bien, Monsieur Bintrey, que je ne rougis point d'avoir été aux Enfants Trouvés. Moi, qui ne me suis jamais connu de père, je désire être un père pour tous ceux qui travaillent sous mes ordres.
--Honnête désir,--fit observer Bintrey.
--C'est pourquoi,--continua Wilding qui s'animait et se noyait même un peu dans le flot montant de son éloquence,--c'est pourquoi je demande dans les journaux une excellente femme de charge, pour prendre soin de la maison d'habitation de Wilding et Co., marchand de vins, Carrefour des écloppés. Je veux rétablir chez moi quelques-uns de nos anciens usages et les rapports touchants qui existaient autrefois entre le patron et l'employé. Il me plait de vivre à l'endroit où je gagne mon argent. Je veux, chaque jour, m'asseoir au haut bout de la table à laquelle les gens qui me servent viendront s'asseoir; et nous mangerons ensemble du même r?ti, du même bouilli, et nous boirons la même bière; et mes serviteurs dormiront sous le même toit que Walter Wilding! Et tous tant que nous sommes.... Je vous demande pardon, Monsieur Bintrey, voilà que mes bourdonnements dans la tête vont me reprendre... je vous serais obligé si vous me conduisiez à la pompe.
Alarmé par l'excessive coloration du visage de son client, Bintrey ne perdit pas un moment pour l'entra?ner dans la cour. C'était chose facile, car le cabinet dans lequel ils causaient tous les deux y donnait accès de plain-pied du c?té de la maison d'habitation. Là, l'homme d'affaires, obéissant à un signe du
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