La vie littéraire | Page 9

Anatole France
Seulement des fausses barbes pour représenter les
hommes. Hrotswitha composa des comédies qu'elle jouait sans doute
avec ses soeurs; et ces pièces, écrites dans un latin un peu mièvre et
court, assez joli, sont bien les plus gracieuses curiosités dont puisse
s'amuser aujourd'hui un esprit ouvert aux souffles, aux parfums, aux
ombres du passé.
C'était une honnête créature, que Hrotswitha; attachée à son état, ne
concevant rien de plus beau que la vie religieuse, elle n'eut d'autre objet,
en écrivant des comédies, que de célébrer les louanges de la chasteté.
Mais elle n'ignorait aucun des périls que courait dans le monde sa vertu
préférée, et son théâtre nous montre la pureté des vierges exposées à

toutes les offenses. Les légendes pieuses qui lui servaient de thème
fournissaient à cet égard une riche matière. On sait quels assauts durent
soutenir les Agnès, les Barbe, les Catherine et toutes ces épouses de
Jésus-Christ qui mirent sur la robe blanche de la virginité la rose rouge
du martyre. La pieuse Hrotswitha ne craignait pas de dévoiler les
fureurs des hommes sensuels. Elle les raillait parfois avec une
gaucherie charmante. Elle nous montre, par exemple, le païen Dulcitius
prêt à se jeter comme un lion dévorant sur trois vierges chrétiennes
dont il est indistinctement épris. Par bonheur, il se précipite dans une
cuisine, croyant entrer dans la chambre où elles sont renfermées. Ses
sens s'égarent, et, dans sa folie, c'est la vaisselle qu'il couvre de caresses.
Une des jeunes filles l'observe à travers les fentes de la porte et décrit à
ses compagnes la scène dont elle est témoin.
«Tantôt, dit-elle, il presse tendrement les marmites sur son sein, tantôt
il embrasse des chaudrons et des poèles à frire et leur donne
d'amoureux baisers... Déjà son visage, ses mains, ses vêtements sont
tellement salis et noircis qu'il ressemble tout à fait à un Éthiopien.»
C'est là sans doute une peinture des passions que les religieuses de
Gandersheim pouvaient contempler sans danger. Mais parfois
Hrotswitha donne au désir un visage plus tragique. Son drame de
Callimaque est plein, dans sa sécheresse gothique, des troubles d'un
amour plus puissant que la mort. Le héros de la tragédie, Callimaque,
aime avec violence Drusiana, la plus belle et la plus vertueuse des
dames d'Éphèse. Drusiana est chrétienne: prête à succomber, elle
demande au Christ qu'il la sauve. Et Dieu l'exauce en la faisant mourir.
Callimaque n'apprend la mort de celle qu'il aime qu'après qu'on l'a
ensevelie. Il va la nuit, dans le cimetière; il ouvre le cercueil, il écarte le
linceul. Il dit:
--Comme je t'aimais sincèrement! Et toi, tu m'as toujours repoussé!
Toujours tu as contredit mes voeux.
Puis, arrachant la morte à son lit de repos, il la presse dans ses bras en
poussant un horrible cri de triomphe:
--Maintenant elle est en mon pouvoir!

Callimaque devient ensuite un grand saint et n'aime plus que Dieu. Il
n'en avait pas moins donné aux vierges de Gandersheim un effroyable
exemple du délire des sens et des troubles de l'âme. Les religieuses du
temps d'Othon le Grand ne mettaient pas assurément leur pureté sous la
garde de l'ignorance: deux des pieuses comédies de leur soeur
Hrotswitha les transportaient en imagination dans les cloîtres du vice.
Je veux parler de Panuphtius et de cet Abraham dont les marionnettes
de la rue Vivienne nous ont donné deux représentations. On voit, dans
l'un et l'autre de ces drames tirés de l'hagiographie orientale, un saint
homme qui n'a point craint de se rendre chez une courtisane pour la
ramener au bien.
C'était assez l'usage des bons moines d'Égypte et de Syrie, qui
devançaient ainsi de plusieurs siècles les prédications du bienheureux
Robert d'Arbrissel. Le Panuphtius de la poétesse saxonne est un bon
copte du nom de Paphnuti, que M. Amélineau, de qui nous nous
entretiendrons bientôt, connaît intimement. Quant à saint Abraham,
c'est un anachorète de Syrie dont la vie a été écrite en syriaque par saint
Ephrem.
Étant vieux, il vivait seul dans une petite cabane, lorsque son frère
mourut, laissant une fille d'une grande beauté, nommée Marie.
Abraham, assuré que la vie qu'il menait serait excellente pour sa nièce,
fit bâtir pour elle une cellule proche de la sienne, d'où il l'instruisait par
une petite fenêtre qu'il avait percée.
Il avait soin qu'elle jeûnât, veillât et chantât des psaumes. Mais un
moine, qu'on croit être un faux moine, s'étant approché de Marie
pendant que le saint homme Abraham méditait sur les saintes Écritures,
induisit en péché la jeune fille, qui se dit ensuite:
--Il vaut bien mieux, puisque je suis morte à Dieu, que j'aille dans un
pays où je ne sois connue de personne.
Et, quittant sa cellule, elle s'en alla dans une ville voisine qu'on croit
être Édesse, où il y avait des jardins délicieux et de fraîches fontaines,
et
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