La vie littéraire | Page 3

Anatole France
au bout d'une natte; car, sans cela, le raisonnement ne tiendrait
pas, et il faut qu'il tienne; car on attache ensuite plusieurs
raisonnements ensemble de manière à former un système indestructible,
qui dure une dizaine d'années. Et c'est pourquoi la critique objective est

la seule bonne.
M. Ferdinand Brunetière tient l'autre pour fallacieuse et décevante. Et il
en donne diverses raisons. Mais je suis bien forcé de reproduire d'abord
le texte incriminé. C'est un endroit de la Vie littéraire où on lit ceci:
Il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et tous
ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur
oeuvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu'on
ne sort jamais de soi-même. C'est une de nos grandes misères. Que ne
donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre
avec l'oeil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec
le cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien
défendu. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une
prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce semble, c'est
de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d'avouer que
nous parlons de nous-mêmes chaque fois que nous n'avons pas la force
de nous taire[2].
[Note 2: La Vie littéraire, 1re série, p. IV.]
M. Brunetière, après avoir cité ces lignes, remarque tout de suite «qu'on
ne peut affirmer avec plus d'assurance que rien n'est assuré». Je
pourrais peut-être lui répondre qu'il n'y a aucune contradiction, comme
aucune nouveauté à dire que nous sommes condamnés à ne connaître
les choses que par l'impression qu'elles font sur nous. C'est une vérité
que l'observation peut établir, et si frappante que tout le monde en est
touché. C'est un lieu commun de philosophie naturelle. Il n'y faut pas
faire trop d'attention, et surtout il n'y faut pas voir de pyrrhonisme
doctrinal. J'ai regardé, je l'avoue, plus d'une fois du côté du scepticisme
absolu. Mais je n'y suis jamais entré; j'ai eu peur de poser le pied sur
cette base qui engloutit tout ce qu'on y met. J'ai eu peur de ces deux
mots, d'une stérilité formidable: «Je doute». Leur force est telle que la
bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à
jamais et ne peut plus s'ouvrir. Si l'on doute, il faut se taire; car,
quelque discours qu'on puisse tenir, parler, c'est affirmer. Et puisque je
n'avais pas le courage du silence et du renoncement, j'ai voulu croire,
j'ai cru. J'ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des

phénomènes.
En fait, réalités et apparences, c'est tout un. Pour aimer et pour souffrir
en ce monde, les images suffisent; il n'est pas besoin que leur
objectivité soit démontrée. De quelque façon que l'on conçoive la vie,
et la connût-on pour le rêve d'un rêve, on vit. C'est tout ce qu'il faut
pour fonder les sciences, les arts, les morales, la critique
impressionniste et, si l'on veut, la critique objective. M. Brunetière
estime qu'on se quitte soi-même et qu'on sort de soi tant que l'on veut, à
l'exemple de ce vieux professeur de Nuremberg dont M. Joséphin
Péladan, qui est mage, nous a conté récemment l'aventure surprenante.
Ce professeur, très occupé d'esthétique, sortait nuitamment de son
corps visible pour aller, en corps astral, comparer les jambes des belles
dormeuses à celles de la Vénus de Praxitèle. «La duperie, affirme M.
Brunetière, la duperie, s'il faut qu'il y en ait une, c'est de croire et
d'enseigner que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes quand, au
contraire, la vie ne s'emploie qu'à cela. Et la raison, sans doute, en
paraîtra assez forte, si l'on se rend compte qu'il n'y aurait autrement ni
société, ni langage, ni littérature, ni art.» Et il ajoute:
«Nous sommes hommes... et nous le sommes surtout par le pouvoir que
nous avons de sortir de nous-mêmes pour nous chercher, nous retrouver
et nous reconnaître chez les autres.»
Sortir, c'est beaucoup dire. Nous sommes dans la caverne et nous
voyons les fantômes de la caverne. La vie serait trop triste sans cela.
Elle n'a de charme et de prix que par les ombres qui passent sur les
parois des murs dans lesquels nous sommes enfermés, ombres qui nous
ressemblent, que nous nous efforçons de connaître au passage et parfois
d'aimer.
En réalité, nous ne voyons le monde qu'à travers nos sens, qui le
déforment et le colorent à leur gré, et M. Brunetière ne le conteste pas.
Il s'appuie, au contraire, sur ces conditions de la connaissance pour
fonder sa critique objective. S'avisant que les sens apportent à tous les
hommes des impressions à peu près semblables de la nature, de sorte
que ce qui est rond pour l'un ne saurait
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