qui me sied, et je m'en tiens à la critique.
Telle que je l'entends et que vous me la laissez faire, la critique est,
comme la philosophie et l'histoire, une espèce de roman à l'usage des
esprits avisés et curieux, et tout roman, à le bien prendre, est une
autobiographie. Le bon critique est celui qui raconte les aventures de
son âme au milieu des chefs-d'oeuvre.
Il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et tous
ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur
oeuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion. La vérité est qu'on ne
sort jamais de soi-même. C'est une de nos plus grandes misères. Que ne
donnerions-nous pas pour voir pendant une minute, le ciel et la terre
avec l'oeil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec
le cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien
défendu. Nous ne pouvons pas, ainsi que Tirésias, être homme et nous
souvenir d'avoir été femme. Nous sommes enfermés dans notre
personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de
mieux à faire, ce me semble, c'est de reconnaître de bonne grâce cette
affreuse condition et d'avouer que nous parlons de nous-mêmes chaque
fois que nous n'avons pas la force de nous taire.
Pour être franc, le critique devrait dire:
--Messieurs, je vais parler de moi à propos de Shakespeare, à propos de
Racine, ou de Pascal, ou de Goethe. C'est une assez belle occasion.
J'ai eu l'honneur de connaître M. Cuvillier-Fleury, qui était un vieux
critique fort convaincu. Un jour, que je l'allai voir dans sa petite maison
de l'avenue Raphaël, il me montra la modeste bibliothèque dont il était
fier:
--Monsieur, me dit-il, éloquence, belles-lettres, philosophie, histoire,
tous les genres y sont représentés, sans compter la critique qui
embrasse tous les autres genres. Oui, monsieur, le critique est tour à
tour orateur, philosophe, historien.
M. Cuvillier-Fleury avait raison. Le critique est tout cela, ou du moins
il peut l'être. Il a l'occasion de montrer les facultés intellectuelles les
plus rares, les plus diverses, les plus variées. Et quand il est un
Sainte-Beuve, un Taine, un J.-J. Weiss, un Jules Lemaître, un
Ferdinand Brunetière, il n'y manque pas. Sans sortir de lui-même, il fait
l'histoire intellectuelle de l'homme. La critique est la dernière en date de
toutes les formes littéraires; elle finira peut-être par les absorber toutes.
Elle convient admirablement à une société très civilisée dont les
souvenirs sont riches et les traditions déjà longues. Elle est
particulièrement appropriée à une humanité curieuse, savante et polie.
Pour prospérer, elle suppose plus de culture que n'en demandent toutes
les autres formes littéraires. Elle eut pour créateurs Montaigne,
Saint-Évremond, Bayle et Montesquieu. Elle procède à la fois de la
philosophie et de l'histoire. Il lui a fallu, pour se développer, une
époque d'absolue liberté intellectuelle. Elle remplace la théologie, et, si
l'on cherche le docteur universel, le saint Thomas d'Aquin du XIXe
siècle, n'est-ce pas à Sainte-Beuve qu'il faut songer?
C'était un saint homme de critique, je vénère sa mémoire. Mais, à vous
parler franchement, cher monsieur Hébrard, je crois qu'il est plus sage
de planter des choux que de faire des livres.
Il est des âmes livresques pour qui l'univers n'est qu'encre et que papier.
Celui dont une telle âme anime le corps apaisé passe sa vie devant sa
table de travail, sans souci des réalités dont il étudie obstinément la
représentation graphique. Il ne sait de la beauté des femmes que ce qui
en est écrit. Il ne connaît des travaux, des souffrances et des espérances
des hommes que ce qui peut en être cousu sur nerfs et relié en
maroquin. Il est monstrueux et innocent. Il n'a jamais mis le nez à la
fenêtre. Tel était le bonhomme Peignot, qui recueillait les opinions des
auteurs pour en faire des livres. Rien ne l'avait jamais troublé. Il
concevait les passions comme des sujets de monographies curieuses et
savait que les nations périssent en un certain nombre de pages in-octavo.
Jusqu'au jour de sa mort, il travailla d'une ardeur égale, sans jamais rien
comprendre. C'est pourquoi le travail ne lui fut point amer. Il faut
l'envier, si l'on ne peut qu'à ce prix trouver la paix du coeur.
Bénissons les livres, si la vie peut couler au milieu d'eux en une longue
et douce enfance! Gustave Doré, qui imprimait quelquefois à ses
dessins les plus comiques je ne sais quel sentiment de fantaisie
profonde et de poésie bizarre, a donné un jour, sans trop le savoir,
l'emblème ironique et touchant de ces existences que le culte des livres
console de toutes les réalités douloureuses. Dans le moine Nestor, qui
écrivit une chronique en des temps barbares et troublés, il a symbolisé
toute la race des bibliomanes
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