La vie errante | Page 9

Guy de Maupassant
souffles brusques qui inclinent le yacht, le lancent tout �� coup en avant, ainsi qu'un cheval s'emporte, avec deux bourrelets d'��cume qui bouillonnent �� la proue comme une bave de b��te marine. Puis le vent cesse et le bateau se calme, reprend sa petite route tranquille qui, suivant les bord��es, tant?t l'��loigne, tant?t le rapproche de la c?te italienne. Vers deux heures, le patron qui consultait l'horizon avec les jumelles, pour reconna?tre �� la voilure port��e et aux amures prises par les batiments en vue, la force et la direction des courants d'air, en ces parages o�� chaque golfe donne un vent temp��tueux ou l��ger, o�� les changements de temps sont rapides comme une attaque de nerfs de femme, me dit brusquement:
?Monsieur, faut amener le fl��che; les deux bricks-go?lettes qui sont devant nous viennent de serrer leurs voiles hautes. ?a souffle dur l��-bas.?
L'ordre fut donn��; et la longue toile gonfl��e descendit du sommet du mat, glissa, pendante et flasque, palpitante encore comme un oiseau qu'on tue, le long de la misaine qui commen?ait �� pressentir la rafale annonc��e et proche.
Il n'y avait point de vagues. Quelques petits flots seulement moutonnaient de place en place; mais soudain, au loin, devant nous, je vis l'eau toute blanche, blanche comme si on ��tendait un drap par-dessus. Cela venait, se rapprochait, accourait, et lorsque cette ligne cotonneuse ne fut plus qu'�� quelques centaines de m��tres de nous, toute la voilure du yacht re?ut brusquement une grande secousse du vent qui semblait galoper sur la surface de la mer, rageur et furieux, en lui plumant le flanc comme une main plumerait le ventre d'un cygne. Et tout ce duvet arrach�� de l'eau, cet ��piderme d'��cume voltigeait, s'envolait, s'��parpillait sous l'attaque invisible et sifflante de la bourrasque. Nous aussi, couch��s sur le c?t��, le bordage noy�� dans le flot clapoteux qui montait sur le pont, les haubans tendus, la mature craquant, nous part?mes d'une course affol��e, gagn��s par un vertige, par une furie de vitesse. Et c'est vraiment une ivresse unique, inimaginablement exaltante, de tenir en ses deux mains, avec tous ses muscles tendus depuis le jarret jusqu'au cou, la longue barre de fer qui conduit �� travers les rafales cette b��te emport��e et inerte, docile et sans vie, faite de toile et de bois.
Cette fureur de l'air ne dura gu��re que trois quarts d'heure; et tout �� coup, lorsque la M��diterran��e eut repris sa belle teinte bleue, il me sembla, tant l'atmosph��re devint douce subitement, que l'humeur du ciel s'apaisait. C'��tait une col��re tomb��e, la fin d'une matin��e rev��che; et le rire joyeux du soleil se r��pandit largement dans l'espace.
Nous approchions du cap o�� j'aper?us, �� l'extr��mit��, au pied de la c?te escarp��e, dans une trou��e apparue sans acc��s, une ��glise et trois maisons. Qui demeure l��, bon Dieu? que peuvent faire ces gens? Comment communiquent-ils avec les autres vivants sinon par un des deux petits canots tir��s sur leur plage ��troite.
Voici la pointe doubl��e. La c?te continue jusqu'�� Porto-Venere, �� l'entr��e du golfe de la Spezzia. Toute cette partie du rivage italien est incomparablement s��duisante.
Dans une baie large et profonde ouverte devant nous, on entrevoit Santa-Margherita, puis Rapallo, Chiavari. Plus loin Sestri Levante.
Le yacht ayant vir�� de bord glissait �� deux encablures des rochers, et voil�� qu'au bout de ce cap, que nous finissions �� peine de contourner, on d��couvre soudain une gorge o�� entre la mer, une gorge cach��e, presque introuvable, pleine d'arbres, de sapins, d'oliviers, de chataigniers. Un tout petit village, Porto-Fino, se d��veloppe en demi-lune autour de ce calme bassin.
Nous traversons lentement le passage ��troit qui relie �� la grande mer ce ravissant port naturel, et nous p��n��trons dans ce cirque de maisons couronn�� par un bois d'un vert puissant et frais, refl��t��s l'un et l'autre dans le miroir d'eau tranquille et rond o�� semblent dormir quelques barques de p��che.
Une d'elles vient �� nous mont��e par un vieil homme. Il nous salue, nous souhaite la bienvenue, indique le mouillage, prend une amarre pour la porter �� terre, revient offrir ses services, ses conseils, tout ce qu'il nous plaira de lui demander, nous fait enfin les honneurs de ce hameau de p��che. C'est le ma?tre de port.
Jamais peut-��tre, je n'ai senti une impression de b��atitude comparable �� celle de l'entr��e dans cette crique verte, et un sentiment de repos, d'apaisement, d'arr��t de l'agitation vaine o�� se d��bat la vie, plus fort et plus soulageant que celui qui m'a saisi quand le bruit de l'ancre tombant eut dit �� tout mon ��tre ravi que nous ��tions fix��s l��.
Depuis huit jours je rame. Le yacht demeure immobile au milieu de la rade minuscule et tranquille; et moi je vais r?der dans mon canot, le long des c?tes, dans les grottes o�� grogne la mer au fond de trous invisibles, et autour des ?lots d��coup��s
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