La vie errante | Page 3

Guy de Maupassant

infériorité dans un triomphe?
J'ai peut-être tort absolument. En tout cas, ces choses, qui nous
intéressent, ne nous passionnent pas comme les anciennes formes de la
pensée, nous autre, esclaves irritables d'un rêve de beauté délicate, qui
hante et gâte notre vie.
J'ai senti qu'il me serait agréable de revoir Florence, et je suis parti.
* * * * *

II
LA NUIT

Sortis du port de Cannes à trois heures du matin, nous avons pu
recueillir encore un reste des faibles brises que les golfes exhalent vers
la mer pendant la nuit. Puis un léger souffle du large est venu, poussant
le yacht couvert de toile vers la côte italienne.
C'est un bateau de vingt tonneaux tout blanc avec un imperceptible fil
doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc de
cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil d'août qui jette
des flammes sur l'eau, ont l'air d'ailes de soie argentée déployées dans
le firmament bleu. Ses trois focs s'envolent en avant, triangles légers
qu'arrondit l'haleine du vent, et, la grande misaine est molle, sous la
flèche aiguë qui dresse, à dix-huit mètres au dessus du pont, sa pointe
éclatante par le ciel. Tout à l'arrière, la dernière voile, l'artimon, semble
dormir.
Et tout la monde bientôt sommeille sur le pont. C'est un après-midi
d'été, sur la Méditerranée. La dernière brise est tombée. Le soleil féroce
emplit le ciel et fait de la mer une plaque molle et bleuâtre, sans
mouvement et sans frissons, endormie aussi, sous un miroitant duvet de
brume qui semble la sueur de l'eau.
Malgré les tentes que j'ai fait établir pour me mettre à l'abri, la chaleur
est telle sous la toile que je descends au salon me jeter sur un divan.
Il fait toujours frais dans l'intérieur. Le bateau est profond, construit
pour naviguer dans les mers du Nord et supporter les gros temps. On
peut vivre, un peu à l'étroit, équipage et passagers, à six ou sept
personnes dans cette petite demeure flottante et on peut asseoir huit
convives autour de la table du salon.
L'intérieur est en pin du nord verni, avec encadrements de teck, éclairé
par les cuivres des serrures, des ferrures, des chandeliers, tous les
cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des yachts.
Comme c'est bizarre ce changement, après la clameur de Paris! Je
n'entends plus rien, mais rien, rien. De quart d'heure en quart d'heure, le
matelot qui s'assoupit à la barre, toussote et crache. La petite pendule
suspendue contre la cloison de bois fait un bruit qui semble formidable

dans ce silence du ciel et de la mer.
Et ce minuscule battement troublant seul l'immense repos des éléments
me donne soudain la surprenante sensation des solitudes illimitées où
les murmures des mondes, étouffés à quelques mètres de leurs surfaces,
demeurent imperceptibles dans le silence universel!
Il semble que quelque chose de ce calme éternel de l'espace descend et
se répand sur la mer immobile, par ce jour étouffant d'été. C'est quelque
chose d'accablant, d'irrésistible, d'endormeur, d'anéantissant, comme le
contact du vide infini. Toute la volonté défaille, toute pensée s'arrête, le
sommeil s'empare du corps et de l'âme.
Le soir venait quand je me réveillai. Quelques souffles de brise
crépusculaire, très inespérés d'ailleurs, nous poussèrent encore jusqu'au
soleil couché.
Nous étions assez près des côtes, en face d'une ville, San-Remo, sans
espoir de l'atteindre. D'autres villages ou petites cités, s'étalant au pied
de la haute montagne grise, ressemblaient à des tas de linge blanc mis à
sécher sur les plages. Quelques brumes fumaient sur les pentes des
Alpes, effaçaient les vallées en rampant vers les sommets dont les
crêtes dessinaient une immense ligne dentelée dans un ciel rose et lilas.
Et la nuit tomba sur nous, la montagne disparut, des feux s'allumèrent
au ras de l'eau tout le long de la grande côte.
Une bonne odeur de cuisine, sortit de l'intérieur du yacht, se mêlant
agréablement à la bonne et fraîche odeur de l'air marin.
Lorsque j'eus dîné, je m'étendis sur le pont. Ce jour tranquille de
flottement avait nettoyé mon esprit comme un coup d'éponge sur une
vitre ternie; et des souvenirs en foule surgissaient dans ma pensée, des
souvenirs sur la vie que je venais de quitter, sur des gens connus,
observés ou aimés.
Être seul, sur l'eau, et sous le ciel, par une nuit chaude, rien ne fait ainsi
voyager l'esprit et vagabonder l'imagination. Je me sentais surexcité,

vibrant, comme si j'avais bu des vins capiteux, respiré de l'éther ou
aimé une femme.
Une petite fraîcheur nocturne mouillait la peau d'un imperceptible bain
de brume salée. Le frisson savoureux de ce tiède refroidissement de
l'air courait sur les membres, entrait dans les poumons, béatifiait le
corps et l'esprit en leur immobilité.
Sont-ils plus heureux ou plus malheureux ceux
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