attention sur mon compagnon de voyage, et, comme il tenait la tête et le regard baissés, je pus l'observer et l'examiner à loisir.
Il n'y avait rien de bien remarquable en lui. Il paraissait avoir passé la soixantaine; ses cheveux étaient blancs comme l'argent, et son dos me parut légèrement vo?té. Les traits de son visage étaient doux et portaient les traces d'une beauté flétrie. Ses vêtements simples, mais riches, étaient ceux d'un homme qui appartient à la bonne bourgeoisie.--L'immobilité de ses yeux grands ouverts, un sourire qui se jouait parfois sur ses lèvres, et le pli de la réflexion au-dessus de ses sourcils indiquaient qu'il était préoccupé en ce moment d'une pensée absorbante.
Ce qui attira plus particulièrement mon attention, c'est un petit bloc d'albatre placé à c?té de lui sur le banc. Comme cet objet, encore informe, ressemblait assez bien au socle d'une pendule, et que je voyais trois ou quatre instruments en acier d'une forme particulière sortir en partie d'un papier placé près du morceau d'albatre, je crus ne pas me tromper en concluant que mon compagnon de voyage devait être un horloger.
Après un long silence, je me hasardai à lui adresser cette phrase banale:
--Il fait bien chaud aujourd'hui, n'est-ce pas, monsieur?
Il sursauta comme s'il s'éveillait d'un rêve, se tourna vers moi et répondit avec un sourire aimable:
--En effet, il fait très-chaud, monsieur.
Puis il détourna les yeux de nouveau et reprit sa position première.
Je ne me sentais pas grande envie de faire plus ample connaissance avec un homme qui était si avare de ses paroles et si peu porté à la conversation. D'ailleurs, son visage, que je venais seulement de voir entièrement, m'avait inspiré une sorte de respect, à cause de la majesté empreinte dans tous ses traits, où se lisaient les signes du génie et du sentiment.
Je me blottis dans un coin de la diligence, je fermai les yeux, et je rêvai tant et si bien, que je finis par m'assoupir.
--Les voyageurs pour Bodeghem! cria le conducteur en ouvrant la portière.
Je sautai sur la chaussée et payai ma place. Le conducteur remonta sur son siège, fouetta ses chevaux, et me cria en guise d'adieu:
--Bon voyage, monsieur Conscience! et ne racontez pas trop de fables sur la tombe de fer.
Tout étonné, je suivis des yeux le conducteur. Qui pouvait avoir révélé le but de mon voyage, puisque, tout le long de ma route, je n'en avais dit mot à personne?
Une voix qui pronon?ait mon nom derrière moi me fit retourner la tête.
Je vis s'approcher, le chapeau à la main, le sourire aux lèvres, et son bloc d'albatre sous le bras, mon singulier compagnon de la diligence. Il était sans doute descendu après moi sans que je l'eusse remarqué.
Il me salua d'un air cordial, et me dit:
--Vous êtes M. Conscience, le chantre de notre humble Campine? Excusez mon importunité et permettez-moi de vous serrer la main; il y a si longtemps que je souhaitais de vous voir....
Je balbutiai quelques paroles pour remercier le bon vieillard de son amabilité.
--Et vous allez à Bodeghem? demanda-t-il.
--Oui; mais je n'y resterai pas longtemps; je compte être à Benkelhout avant ce soir, pour y passer la nuit.
--J'aurai du moins le bonheur d'être votre compagnon de route, et peut-être votre guide jusqu'à Bodeghem; car vous n'êtes pas encore venu dans notre pauvre petit village oublié?
--Non, monsieur, pas encore, et c'est avec plaisir que je profiterai de votre obligeance, à condition que vous me permettrez de vous décharger de cette pierre.
--N'y faites pas attention: mes cheveux son blancs, et mon dos commence à se vo?ter, mais les jambes et le coeur sont encore bons.
J'insistai pour porter la pierre, en invoquant son grand age, mes forces plus juvéniles et le respect que l'on doit à la vieillesse; mais il s'excusa et se défendit avec ténacité; enfin, je lui pris son fardeau presque de force et l'obligeai ainsi de me suivre sur la route sablonneuse.
Pour mettre un terme aux témoignages de son regret, je lui demandai:
--Ce bloc d'albatre est destiné, sans doute, à la base d'une pendule? Monsieur est probablement horloger?
--Horloger? répondit-il en riant. Non, je suis sculpteur.
--Vraiment! je suis donc en compagnie d'un artiste? J'en suis charmé.
--Un amateur, monsieur.
--Et vous demeurez à Bodeghem depuis longtemps déjà?
--Depuis au moins quarante ans.
--Peut-être votre nom ne m'est-il pas inconnu.
Le vieillard secoua la tête, et répondit après une pause:
--Vous êtes encore trop jeune, monsieur, pour conna?tre mon nom. Ce n'est pas que, dans le monde des arts, on n'ait fait quelque bruit autour de ce nom; mais cela ne dura pas longtemps; plus de trente ans se sont écoulés depuis.
--N'avez-vous jamais exposé quelqu'une de vos oeuvres? demandai-je.
--Une seule fois. C'était en 1824. Il y avait un grand mouvement dans le domaine des arts, parce que la paix donnait l'essor à toutes les forces vives de la nation. Malheureusement, chacun était assujetti à
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