La tentation de Saint Antoine | Page 9

Gustave Flaubert
et le sable de l'arene, tout blanc, brille comme un
miroir.
L'Empereur l'entretient. Il lui confie des choses importantes, secretes,
lui avoue l'assassinat de son fils Crispus, lui demande meme des
conseils pour sa sante.
Cependant Antoine remarque des esclaves au fond des loges. Ce sont
les peres du Concile de Nicee, en haillons, abjects. Le martyr Paphnuce
brosse la criniere d'un cheval, Theophile lave les jambes d'un autre,
Jean peint les sabots d'un troisieme, Alexandre ramasse du crottin dans
une corbeille.
Antoine passe au milieu d'eux. Ils font la haie, le prient d'interceder, lui
baisent les mains. La foule entiere les hue; et il jouit de leur
degradation, demesurement. Le voila devenu un des grands de la Cour,
confident de l'Empereur, premier ministre! Constantin lui pose son
diademe sur le front. Antoine le garde, trouvant cet honneur tout
simple.
Et bientot se decouvre sous les tenebres une salle immense, eclairee par
des candelabres d'or.
Des colonnes, a demi perdues dans l'ombre tant elles sont hautes, vont
s'alignant a la file en dehors des tables qui se prolongent jusqu'a
l'horizon,--ou apparaissent dans une vapeur lumineuse des
superpositions d'escaliers, des suites d'arcades, des colosses, des tours,
et par derriere une vague bordure de palais que depassent des cedres,
faisant des masses plus noires sur l'obscurite.
Les convives, couronnes de violettes, s'appuient du coude contre des
lits tres-bas. Le long de ces deux rangs des amphores qu'on incline
versent du vin;--et tout au fond, seul, coiffe de la tiare et couvert
d'escarboucles, mange et boit le roi Nabuchodonosor.
A sa droite et a sa gauche, deux theories de pretres en bonnets pointus
balancent des encensoirs. Par terre, sous lui, rampent les rois captifs,
sans pieds ni mains, auxquels il jette des os a ronger; plus bas se
tiennent ses freres, avec un bandeau sur les yeux,--etant tous aveugles.

Une plainte continue monte du fond des ergastules. Les sons doux et
lents d'un orgue hydraulique alternent avec les choeurs de voix; et on
sent qu'il y a tout autour de la salle une ville demesuree, un ocean
d'hommes dont les flots battent les murs.
Les esclaves courent portant des plats. Des femmes circulent offrant a
boire, les corbeilles crient sous le poids des pains; et un dromadaire,
charge d'outres percees, passe et revient, laissant couler de la verveine
pour rafraichir les dalles.
Des belluaires amenent des lions. Des danseuses, les cheveux pris dans
des filets, tournent sur les mains en crachant du feu par les narines; des
bateleurs negres jonglent, des enfants nus se lancent des pelotes de
neige, qui s'ecrasent en tombant contre les claires argenteries. La
clameur est si formidable qu'on dirait une tempete, et un nuage flotte
sur le festin, tant il y a de viandes et d'haleines. Quelquefois une
flammeche des grands flambeaux, arrachee par le vent, traverse la nuit
comme une etoile qui file.
Le Roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans
les vases sacres, puis les brise; et il enumere interieurement ses flottes,
ses armees, ses peuples. Tout a l'heure, par caprice, il brulera son palais
avec ses convives. Il compte rebatir la tour de Babel et detroner Dieu.
Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensees. Elles le
penetrent,--et il devient Nabuchodonosor.
Aussitot il est repu de debordements et d'exterminations; et l'envie le
prend de se rouler dans la bassesse. D'ailleurs, la degradation de ce qui
epouvante les hommes est un outrage fait a leur esprit, une maniere
encore de les stupefier; et comme rien n'est plus vil qu'une bete brute,
Antoine se met a quatre pattes sur la table, et beugle comme un taureau.
Il sent une douleur a la main,--un caillou, par hasard, l'a blesse,--et il se
retrouve devant sa cabane.
L'enceinte des roches est vide. Les etoiles rayonnent. Tout se tait.
Une fois de plus je me suis trompe! Pourquoi ces choses? Elles
viennent des soulevements de la chair. Ah! miserable!
Il s'elance dans sa cabane, y prend un paquet de cordes, termine par des
ongles metalliques, se denude jusqu'a la ceinture, et levant la tete vers
le ciel:
Accepte ma penitence, o mon Dieu! ne la dedaigne pas pour sa
faiblesse. Rends-la aigue, prolongee, excessive! Il est temps! a l'oeuvre!

Il s'applique un cinglon vigoureux.
Aie! non! non! pas de pitie!
Il recommence.
Oh! oh! oh! chaque coup me dechire la peau, me tranche les membres.
Cela me brule horriblement!
Eh! ce n'est pas terrible! on s'y fait. Il me semble meme ...
Antoine s'arrete.
Va donc, lache! va donc! Bien! bien! sur les bras, dans le dos, sur la
poitrine, contre le ventre, partout! Sifflez, lanieres, mordez-moi,
arrachez-moi! Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent
jusqu'aux etoiles, fissent craquer mes os, decouvrir mes nerfs! Des
tenailles, des chevalets, du plomb fondu! Les martyrs
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 54
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.