La tentation de Saint Antoine | Page 6

Gustave Flaubert

quartiers de viandes rouges, de grands poissons, des oiseaux avec leurs
plumes, des quadrupedes avec leurs poils, des fruits d'une coloration
presque humaine; et des morceaux de glace blanche et des buires de
cristal violet se renvoient des feux. Antoine distingue au milieu de la
table un sanglier fumant par tous ses pores, les pattes sous le ventre, les
yeux a demi clos;--et l'idee de pouvoir manger cette bete formidable le
rejouit extremement. Puis, ce sont des choses qu'il n'a jamais vues, des
hachis noirs, des gelees couleur d'or, des ragouts ou flottent des
champignons comme des nenuphars sur des etangs, des mousses si
legeres qu'elles ressemblent a des nuages.
Et l'arome de tout cela lui apports l'odeur salee de l'Ocean, la fraicheur
des fontaines, le grand parfum des bois. Il dilate ses narines tant qu'il
peut; il en bave; il se dit qu'il en a pour un an, pour dix ans, pour sa vie
entiere!
A mesure qu'il promene sur les mets ses yeux ecarquilles, d'autres

s'accumulent, formant une pyramide, dont les angles s'ecroulent. Les
vins se mettent a couler, les poissons a palpiter, le sang dans les plats
bouillonne, la pulpe des fruits s'avance comme des levres amoureuses;
et la table monte jusqu'a sa poitrine, jusqu'a son menton,--ne portant
qu'une seule assiette et qu'un seul pain, qui se trouvent juste en face de
lui.
Il va saisir le pain. D'autres pains se presentent.
Pour moi!... tous! mais ...
Antoine recule.
Au lieu d'un qu'il y avait, en voila!... C'est un miracle, alors, le meme
que fit le Seigneur!...
Dans quel but? Eh! tout le reste n'est pas moins incomprehensibles! Ah!
demon, va-t'en! va-t'en!
Il donne un coup de pied dans la table. Elle disparait.
Plus rien?--non!
Il respire largement.
Ah! la tentation etait forte. Mais comme je m'en suis delivre!
Il releve la tete, et trebuche contre un objet sonore.
Qu'est-ce donc?
Antoine se baisse.
Tiens! une coupe! quelqu'un, en voyageant, l'aura perdue. Rien
d'extraordinaire ...
Il mouille son doigt, et frotte.
Ca reluit! du metal! Cependant, je ne distingue pas ...
Il allume sa torche, et examine la coupe.
Elle est en argent, ornee d'ovules sur le bord, avec une medaille au
fond.
Il fait sauter la medaille d'un coup d'ongle.
C'est une piece de monnaie qui vaut ... de sept a huit drachmes; pas
davantage! N'importe! je pourrais bien, avec cela, me procurer une
peau de brebis.
Un reflet de la torche eclaire la coupe.
Pas possible! en or! oui!... tout en or!
Une autre piece, plus grande, se trouve au fond. Sous celle-ci, il en
decouvre plusieurs autres.
Mais cela fait une somme ... assez forte pour avoir trois boeufs ... un
petit champ!

La coupe est maintenant remplie de pieces d'or.
Allons donc! cent esclaves, des soldats, une foule, de quoi acheter ...
Les granulations de la bordure, se detachant, forment un collier de
perles.
Avec ce joyau-la, on gagnerait meme la femme de l'Empereur!
D'une secousse, Antoine fait glisser le collier sur son poignet. Il tient la
coupe de sa main gauche, et de son autre bras leve la torche pour mieux
l'eclairer. Comme l'eau qui ruisselle d'une vasque, il s'en epanche a flots
continus,--de maniere a faire un monticule sur le sable, --des diamants,
des escarboucles et des saphirs meles a de grandes pieces d'or, portant
des effigies de rois.
Comment? comment? des staters, des cycles, des dariques, des
aryandiques! Alexandre, Demetrius, les Ptolemees, Cesar! mais chacun
d'eux n'en avait pas autant! Rien d'impossible! plus de souffrance! et
ces rayons qui m'eblouissent! Ah! mon coeur deborde! comme c'est bon!
oui!... oui!... encore! jamais assez! J'aurais beau en jeter a la mer
continuellement, il m'en restera. Pourquoi en perdre? Je garderai tout;
sans le dire a personne; je me ferai creuser dans le roc une chambre qui
sera couverte a l'interieur de lames de bronze--et je viendrai la, pour
sentir les piles d'or s'enfoncer sous mes talons; j'y plongerai mes bras
comme dans des sacs de grain. Je veux m'en frotter le visage, me
coucher dessus!
Il lache la torche pour embrasser le tas; et tombe par terre sur la
poitrine.
Il se releve. La place est entierement vide.
Qu'ai-je fait?
Si j'etais mort pendant ce temps-la, c'etait l'enfer! l'enfer irrevocable!
Il tremble de tous ses membres.
Je suis donc maudit? Eh non! c'est ma faute! je me laisse prendre a tous
les pieges! On n'est pas plus imbecile et plus infame. Je voudrais me
battre, ou plutot m'arracher de mon corps! Il y a trop longtemps que je
me contiens! J'ai besoin de me venger, de frapper, de tuer! c'est comme
si j'avais dans l'ame un troupeau de betes feroces. Je voudrais, a coups
de hache, au milieu d'une foule ... Ah! un poignard!...
Il se jette sur son couteau, qu'il apercoit. Le couteau
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