La tentation de Saint Antoine | Page 9

Gustave Flaubert
plus noires sur l'obscurite.
Les convives, couronnes de violettes, s'appuient du coude contre des lits tres-bas. Le long de ces deux rangs des amphores qu'on incline versent du vin;--et tout au fond, seul, coiffe de la tiare et couvert d'escarboucles, mange et boit le roi Nabuchodonosor.
A sa droite et a sa gauche, deux theories de pretres en bonnets pointus balancent des encensoirs. Par terre, sous lui, rampent les rois captifs, sans pieds ni mains, auxquels il jette des os a ronger; plus bas se tiennent ses freres, avec un bandeau sur les yeux,--etant tous aveugles.
Une plainte continue monte du fond des ergastules. Les sons doux et lents d'un orgue hydraulique alternent avec les choeurs de voix; et on sent qu'il y a tout autour de la salle une ville demesuree, un ocean d'hommes dont les flots battent les murs.
Les esclaves courent portant des plats. Des femmes circulent offrant a boire, les corbeilles crient sous le poids des pains; et un dromadaire, charge d'outres percees, passe et revient, laissant couler de la verveine pour rafraichir les dalles.
Des belluaires amenent des lions. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur les mains en crachant du feu par les narines; des bateleurs negres jonglent, des enfants nus se lancent des pelotes de neige, qui s'ecrasent en tombant contre les claires argenteries. La clameur est si formidable qu'on dirait une tempete, et un nuage flotte sur le festin, tant il y a de viandes et d'haleines. Quelquefois une flammeche des grands flambeaux, arrachee par le vent, traverse la nuit comme une etoile qui file.
Le Roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans les vases sacres, puis les brise; et il enumere interieurement ses flottes, ses armees, ses peuples. Tout a l'heure, par caprice, il brulera son palais avec ses convives. Il compte rebatir la tour de Babel et detroner Dieu.
Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensees. Elles le penetrent,--et il devient Nabuchodonosor.
Aussitot il est repu de debordements et d'exterminations; et l'envie le prend de se rouler dans la bassesse. D'ailleurs, la degradation de ce qui epouvante les hommes est un outrage fait a leur esprit, une maniere encore de les stupefier; et comme rien n'est plus vil qu'une bete brute, Antoine se met a quatre pattes sur la table, et beugle comme un taureau.
Il sent une douleur a la main,--un caillou, par hasard, l'a blesse,--et il se retrouve devant sa cabane.
L'enceinte des roches est vide. Les etoiles rayonnent. Tout se tait.
Une fois de plus je me suis trompe! Pourquoi ces choses? Elles viennent des soulevements de la chair. Ah! miserable!
Il s'elance dans sa cabane, y prend un paquet de cordes, termine par des ongles metalliques, se denude jusqu'a la ceinture, et levant la tete vers le ciel:
Accepte ma penitence, o mon Dieu! ne la dedaigne pas pour sa faiblesse. Rends-la aigue, prolongee, excessive! Il est temps! a l'oeuvre!
Il s'applique un cinglon vigoureux.
Aie! non! non! pas de pitie!
Il recommence.
Oh! oh! oh! chaque coup me dechire la peau, me tranche les membres. Cela me brule horriblement!
Eh! ce n'est pas terrible! on s'y fait. Il me semble meme ...
Antoine s'arrete.
Va donc, lache! va donc! Bien! bien! sur les bras, dans le dos, sur la poitrine, contre le ventre, partout! Sifflez, lanieres, mordez-moi, arrachez-moi! Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent jusqu'aux etoiles, fissent craquer mes os, decouvrir mes nerfs! Des tenailles, des chevalets, du plomb fondu! Les martyrs en ont subi bien d'autres! n'est-ce pas, Ammonaria?
L'ombre des cornes du Diable reparait.
J'aurais pu etre attache a la colonne pres de la tienne, face a face, sous tes yeux, repondant a tes cris par mes soupirs; et nos douleurs se seraient confondues, nos ames se seraient melees.
Il se flagelle avec furie.
Tiens, tiens! pour toi! encore!... Mais voila qu'un chatouillement me parcourt. Quel supplice! quels delices! ce sont comme des baisers. Ma moelle se fond! je meurs!
Et il voit en face de lui trois cavaliers montes sur des onagres, vetus de robes vertes, tenant des lis a la main et se ressemblant tous de figure.
Antoine se retourne, et il voit trois autres cavaliers semblables, sur de pareils onagres, dans la meme attitude.
Il recule. Alors les onagres, tous a la fois, font un pas et frottent leur museau contre lui, en essayant de mordre son vetement. Des vois crient: "Par ici, par ici, c'est la!" Et des etendards paraissent entre les fentes de la montagne avec des tetes de chameau en licol de soie rouge, des mulets charges de bagages, et des femmes couvertes de voiles jaunes, montees a califourchon sur des chevaux-pies.
Les betes haletantes se couchent, Ses esclaves se precipitent sur les ballots, on deroule des tapis barioles, on etale par terre des choses qui brillent.
Un elephant blanc, caparaconne d'un filet d'or, accourt, en secouant le bouquet de plumes

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