purifie et nous élève, mais les pensées et les
vertus au nom desquelles on se résigne, et c'est ici que la sagesse
récompense ses fidèles en proportion de leurs mérites.
Il existe des idées qu'aucune catastrophe ne peut atteindre. Il suffit
d'ordinaire qu'une idée s'élève au-dessus de la vanité, de l'indifférence
et de l'égoïsme quotidiens pour que celui qui la nourrit ne soit plus
aussi vulnérable. Et c'est pourquoi, qu'il y ait bonheur ou malheur,
l'homme le plus heureux sera toujours celui dans lequel la plus grande
idée vit avec la plus grande ardeur. Si la fatalité l'eût voulu, Antonin le
Pieux eût été incestueux et parricide peut-être, mais sa vie intérieure,
loin de s'anéantir comme la vie d'OEdipe, eût été raffermie par ses
désastres mêmes, et le destin eût pris la fuite, en abandonnant, tout
autour du palais de l'empereur, ses réseaux et ses armes brisées, car de
même que le triomphe des consuls et des dictateurs ne pouvait avoir
lieu que dans Rome, le véritable triomphe du destin ne saurait avoir
lieu que dans l'âme.
XVII
Où se trouve la fatalité dans _Hamlet_, le Roi Lear et _Macbeth_? Son
trône n'est-il pas assis au centre même de la déraison du vieux roi, sur
les marches inférieures de l'imagination du jeune prince et sur la cime
des désirs maladifs du thane de Cawdor? Ne parlons pas de celui-ci, ni
du père de Cordélia, dont l'inconscience trop manifeste ne sera
contestée par personne, mais Hamlet, le penseur, est-il sage? Voit-il les
crimes d'Elseneur d'assez haut? Il les aperçoit, semble-t-il, des sommets
de l'intelligence, mais les sommets de certains sentiments, les sommets
de la bonté, de la confiance, de l'indulgence et de l'amour, dans la
lumineuse chaîne de montagnes de la sagesse, ne dominent-ils pas ceux
de l'intelligence? Que serait-il advenu s'il avait contemplé les forfaits
d'Elseneur des hauteurs d'où Marc-Aurèle et Fénelon, par exemple, les
eussent contemplés? Et d'abord, n'arrive-t-il pas souvent qu'un crime
qui sent peser sur lui le regard d'une âme plus puissante, suspende sa
marche dans les ténèbres, de même que les abeilles suspendent leur
travail quand un rayon de jour pénètre dans la ruche?
En tout cas, le destin véritable auquel Claudius et Gertrude s'étaient
abandonnés,--car on ne se livre au destin que lorsqu'on fait le mal,--le
destin véritable, qui est le destin intérieur, aurait suivi sa voie dans
l'âme des coupables, mais aurait-il pu en sortir, aurait-il osé franchir la
barrière éclatante et accusatrice que la simple présence d'un de ces
sages eût mise en permanence devant les portes du palais? Si les
destinées de ceux qui sont moins sages participent malgré elles aux
destinées du sage qu'elles rencontrent, les destinés du sage sont
rarement atteintes par des destinées inférieures. Dans les domaines de
la fatalité, non plus que sur la terre, les fleuves ne remontent vers leurs
sources. Mais pour en revenir à la première idée, vous imaginez-vous
une âme puissante et souveraine, comme celle de Jésus à la place
d'Hamlet, dans Elseneur, et que la tragédie suive son cours jusqu'aux
quatre morts de la fin? Cela vous paraît-il possible? Est-ce que le crime
le plus habile, en présence d'une sagesse profonde, ne ressemble pas un
peu à ces spectacles que l'on offre le soir aux tout petits enfants et dont
un rayon de soleil révèlerait la pauvreté et le mensonge? Voyez-vous
Jésus-Christ, ou simplement le sage que vous avez peut-être rencontré,
au milieu des ténèbres volontaires d'Elseneur? Qu'est-ce qui mène
Hamlet, sinon une pensée aveugle qui lui dit que la vengeance est
l'unique devoir? Mais fallait-il vraiment un effort surhumain pour
reconnaître que la vengeance n'est jamais un devoir? Je le répète,
Hamlet pense beaucoup, mais il n'est guère sage. Il ne paraît pas
soupçonner où se trouve le défaut de la cuirasse du destin. Il ne suffit
pas toujours de s'armer de pensées hautes pour le vaincre, car le destin
sait opposer aux pensées hautes des pensées plus hautes encore; mais
quel destin a jamais résisté à des pensées douces, simples, bonnes et
loyales? La seule manière d'asservir le destin, c'est de faire le contraire
du mal qu'il voudrait nous faire faire. Il n'y a pas de drame inévitable.
Les catastrophes d'Elseneur n'ont lieu que parce que toutes les âmes se
refusent à voir; mais une âme vivante contraint toutes les autres à
entr'ouvrir les yeux. Où était-il écrit que Laërte, Ophélie, Gertrude,
Hamlet et Claudius dussent mourir, si ce n'est dans l'aveuglement
misérable d'Hamlet? Mais qu'y avait-il donc d'inévitable en cet
aveuglement? Ne faisons pas intervenir le destin là où une pensée peut
désarmer encore les puissances meurtrières. Il lui reste une part assez
belle. Le destin, je retrouve son empire dans un mur qui me tombe sur
la tête, dans la tempête qui éventre un navire et dans l'épidémie qui
atteint

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