sagesse qui prend le malheur dans ses bras pour lui communiquer sa force. Ceux qui savent ne savent rien s'ils ne possèdent pas la force de l'amour, car le véritable sage n'est pas celui qui voit, mais celui qui, voyant le plus loin, aime le plus profondément les hommes. Voir sans aimer, c'est regarder dans les ténèbres.
XIV
On nous affirme que toutes les grandes tragédies ne nous offrent pas d'autre spectacle que la lutte de l'homme contre la fatalité. Je crois, au contraire, qu'il n'existe pas une seule tragédie où la fatalité règne réellement. J'ai beau les parcourir, je n'en trouve pas une où le héros combatte le destin pur et simple. Au fond, ce n'est jamais le destin, c'est toujours la sagesse qu'il attaque. Il n'y a de fatalité véritable qu'en certains malheurs extérieurs, tels que les maladies, les accidents, la mort inopinée de personnes aimées, etc., mais il n'existe pas de _fatalité intérieure_. La volonté de la sagesse a le pouvoir de rectifier tout ce qui n'atteint par mortellement notre corps. Souvent même elle parvient à s'introduire dans le domaine étroit des fatalités extérieures. Il est vrai qu'il faut accumuler en soi, un lourd, un patient trésor, pour que cette volonté trouve, au moment solennel, les forces nécessaires.
XV
La statue du destin projette une ombre énorme sur la vallée qu'elle semble inonder de ténèbres; mais cette ombre a des contours très nets pour ceux qui la regardent des flancs de la montagne. Nous naissons en elle, il est vrai; mais, il est permis à beaucoup d'hommes d'en sortir; et si notre faiblesse ou nos infirmités nous attachent jusqu'à la mort aux régions assombries, c'est déjà quelque chose que de s'en éloigner parfois par le désir et la pensée. Il est possible que le destin règne plus rigoureusement sur l'un ou l'autre d'entre nous, en vertu de l'hérédité, en vertu de l'instinct, en vertu d'autres lois plus inexorables encore, plus profondes et plus inconnues, mais alors même qu'il nous accable de malheurs immérités et étonnants, alors même qu'il nous oblige de faire ce que nous n'aurions jamais fait s'il n'avait pas violenté nos mains, le malheur advenu, l'acte accompli, il dépend de nous qu'il n'ait plus aucune influence sur ce qui va se passer dans notre ame. Il ne peut empêcher, quand il frappe un coeur de bonne volonté, que le malheur subi ou l'erreur reconnue n'ouvrent en ce coeur une source de clarté. Il ne peut empêcher qu'une ame ne transforme chacune de ses épreuves en pensées, en sentiments, en biens inviolables. Quelle que soit sa puissance au dehors, il s'arrête toujours quand il trouve sur le seuil l'un des gardiens silencieux d'une vie intérieure. Et si on lui permet alors l'accès de la demeure cachée, il n'y peut pénétrer qu'en h?te bienfaisant, pour ranimer l'atmosphère engourdie, renouveler la paix, augmenter la lumière, étendre la sérénité, éclairer l'horizon.
XVI
Encore une fois, qu'aurait fait le destin, s'il s'était trompé d'ame et qu'il e?t tendu à épicure, à Marc-Aurèle ou à Antonin-le-pieux les pièges qu'il tendit à OEdipe? Je consens même à supposer qu'il e?t pu entra?ner Antonin, par exemple, à massacrer son père et à profaner dans la même ignorance, la couche de sa mère. Qu'aurait-il ébranlé dans l'ame du noble souverain? La fin de tout ceci n'e?t-elle pas été conforme au dénouement de tous les drames qui s'attaquent au sage, c'est-à-dire une grande douleur, il est vrai, mais aussi une grande lumière née de cette douleur même et déjà victorieuse à demi de son ombre? Antonin e?t pleuré comme tous les hommes pleurent; mais les plus larges pleurs n'éteignent aucun rayon dans une ame qui n'a pas de rayons empruntés. Il y a pour le sage, de la douleur au désespoir, un long chemin que la sagesse n'a jamais parcouru. à la hauteur morale où la vie d'Antonin nous montre qu'il était parvenu, les pensées qui grandissent, les sentiments qui s'ennoblissent éclairent toutes les larmes. Il aurait accueilli le malheur dans la partie la plus vaste et la plus pure de son ame, et le malheur épouse, comme l'eau, toutes les formes du vase dans lequel on l'enferme. Antonin se serait résigné, disons-nous. Oui, mais encore faut-il remarquer que ce mot nous cache trop souvent ce qui a lieu dans un grand coeur. Il est facile à la première ame venue de s'imaginer qu'elle aussi se résigne. Hélas! ce n'est pas la résignation qui nous console, nous purifie et nous élève, mais les pensées et les vertus au nom desquelles on se résigne, et c'est ici que la sagesse récompense ses fidèles en proportion de leurs mérites.
Il existe des idées qu'aucune catastrophe ne peut atteindre. Il suffit d'ordinaire qu'une idée s'élève au-dessus de la vanité, de l'indifférence et de l'égo?sme quotidiens pour que celui qui la nourrit ne soit plus aussi
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