La princess de Clèves | Page 9

Madame de Lafayette
pressa de lui faire
connaître quels étaient les sentiments qu'elle avait pour lui, et il lui dit
que ceux qu'il avait pour elle étaient d'une nature qui le rendrait
éternellement malheureux, si elle n'obéissait que par devoir aux
volontés de madame sa mère.
Comme mademoiselle de Chartres avait le coeur très noble et très bien
fait, elle fut véritablement touchée de reconnaissance du procédé du
prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses réponses et à ses
paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner de
l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l'était ce
prince: de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il souhaitait.
Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et madame de
Chartres lui dit qu'il y avait tant de grandeur et de bonnes qualités dans
monsieur de Clèves, et qu'il faisait paraître tant de sagesse pour son âge,
que, si elle sentait son inclination portée à l'épouser, elle y consentirait
avec joie. Mademoiselle de Chartres répondit qu'elle lui remarquait les
mêmes bonnes qualités, qu'elle l'épouserait même avec moins de
répugnance qu'un autre, mais qu'elle n'avait aucune inclination
particulière pour sa personne.

Dès le lendemain, ce prince fit parler à madame de Chartres; elle reçut
la proposition qu'on lui faisait, et elle ne craignit point de donner à sa
fille un mari qu'elle ne pût aimer, en lui donnant le prince de Clèves.
Les articles furent conclus; on parla au roi, et ce mariage fut su de tout
le monde.
Monsieur de Clèves se trouvait heureux, sans être néanmoins
entièrement content. Il voyait avec beaucoup de peine que les
sentiments de mademoiselle de Chartres ne passaient pas ceux de
l'estime et de la reconnaissance, et il ne pouvait se flatter qu'elle en
cachât de plus obligeants, puisque l'état où ils étaient lui permettait de
les faire paraître sans choquer son extrême modestie. Il ne se passait
guère de jours qu'il ne lui en fît ses plaintes.
--Est-il possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en vous
épousant? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez pour
moi qu'une sorte de bonté qui ne peut me satisfaire; vous n'avez ni
impatience, ni inquiétude, ni chagrin; vous n'êtes pas plus touchée de
ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que
sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre
personne.--Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle; je ne
sais ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que je fais, et il me
semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage.
--Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines
apparences dont je serais content, s'il y avait quelque chose au-delà;
mais au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous
fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination ni votre
coeur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de trouble.
--Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir,
et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez douter aussi
que votre vue ne me donne du trouble.
--Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il; c'est un sentiment de
modestie, et non pas un mouvement de votre coeur, et je n'en tire que
l'avantage que j'en dois tirer.

Mademoiselle de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions
étaient au-dessus de ses connaissances. Monsieur de Clèves ne voyait
que trop combien elle était éloignée d'avoir pour lui des sentiments qui
le pouvaient satisfaire, puisqu'il lui paraissait même qu'elle ne les
entendait pas.
Le chevalier de Guise revint d'un voyage peu de jours avant les noces.
Il avait vu tant d'obstacles insurmontables au dessein qu'il avait eu
d'épouser mademoiselle de Chartres, qu'il n'avait pu se flatter d'y
réussir; et néanmoins il fut sensiblement affligé de la voir devenir la
femme d'un autre. Cette douleur n'éteignit pas sa passion, et il ne
demeura pas moins amoureux. Mademoiselle de Chartres n'avait pas
ignoré les sentiments que ce prince avait eus pour elle. Il lui fit
connaître, à son retour, qu'elle était cause de l'extrême tristesse qui
paraissait sur son visage, et il avait tant de mérite et tant d'agréments,
qu'il était difficile de le rendre malheureux sans en avoir quelque pitié.
Aussi ne se pouvait-elle défendre d'en avoir; mais cette pitié ne la
conduisait pas à d'autres sentiments: elle contait à sa mère la peine que
lui donnait l'affection de ce prince.
Madame de Chartres admirait la sincérité de sa fille, et elle l'admirait
avec raison, car jamais personne n'en a eu une si grande et si naturelle;
mais elle n'admirait pas moins que son coeur ne fût point touché, et
d'autant
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