La philosophie sociale dans le theatre dIbsen | Page 9

Ossip-Lourie
l'espérance emplit son ame. Moment délicieux!
S'il est des jours amers, il en est de si doux![15]
Tous les soucis, tous les chagrins, dont s'enfle si souvent notre coeur, tout s'oublie; on sourit à tous ... et l'on reste soi-même.
?Place au soleil, place partout à qui veut être vraiment soi-même!?[1]
Au mois de mars 1898, la Scandinavie entière fêta la soixante-dixième année d'Henrik Ibsen[2]. Le monde officiel, les penseurs, les hommes de lettres, la foule, tous s'entendirent dans le même sentiment ému. Et le héros de la fête,--connaissant les doux plaisirs de la Pensée, ?qui, loin de se borner au moment, promettent des jouissances continuelles,?[3] demeurait silencieux parmi ces acclamations d'enthousiasme. Les blessures de jadis lui étaient trop chères pour qu'il les oubliat; il y a des blessures qui compensent toutes les amertumes.
Grand-croix de Saint-Olaf, il songea au cabinet noir de son enfance, à l'église de sa petite ville natale, aux dures époques de la vie où ses pièces évoquèrent des colères et des indignations; et les hommages presque religieux d'aujourd'hui de ses concitoyens amenèrent sur sa bouche un sourire amer. ?Je n'ai point d'illusion sur les hommes, pensait-il, et, pour ne les point ha?r, je les méprise.?[4]
Les hommes qui ont abrité leur liberté dans le monde intérieur[5], doivent aussi vivre dans le monde extérieur, se montrer, se laisser voir; la naissance, la résidence, l'éducation, la patrie, le hasard, l'indiscrétion du prochain, les rattachent par mille liens aux autres hommes; on suppose chez eux une foule d'opinions, tout simplement parce qu'elles sont les opinions régnantes; toute mine qui n'est pas une négation passe pour un assentiment; tout geste qui ne détruit pas est interprété comme une approbation. Ils savent, ces solitaires, ces affranchis de l'esprit, que toujours sur quelque point ils paraissent autre chose que ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent rien autre chose que vérité et franchise, ils sont environnés d'un réseau de malentendus, et, leur intense désir de sincérité ne peut empêcher que sur toute leur activité il ne se pose comme un brouillard d'opinions fausses, de compromis, de demi-concessions, de silences complaisants, d'interprétations erronées. Et un nuage de mélancolie s'amasse sur leur front, car cette nécessité de ?para?tre?, de telles natures la ha?ssent plus que la mort.

II
Ibsen s'est établi à Christiania où il vit toujours taciturne, isolé. Il regarde, il observe, et comme Michel-Ange qu'il aime tant, il ?apprend? toujours.[6] Le vrai sage, le sage du Sto?cisme n'a ni amis, ni famille, ni patrie; il se met sans trop de peine en dehors de l'humanité. C'est une sorte de cruauté héro?que envers soi-même et envers les autres. Certes, ?on peut être indépendant sans devenir sauvage, et l'on peut diminuer le nombre de ses liens pour rendre d'autant plus solides et plus étroits ceux qu'on choisit et qu'on garde[7]?. La solitude est une force dont il ne faut pas abuser. L'auteur de Peer Gynt est taciturne, mais il n'est point sauvage. Il demeure toujours isolé de la foule, mais pas de sa famille. Père et époux, il prouve que l'unité sociale n'est pas l'Individu, mais la Famille.
Le penseur norvégien vit très modestement; il aime beaucoup la peinture; sa salle à manger et son salon sont ornés de plusieurs toiles de grande valeur artistique. Il lit fort peu, il n'y a point de livres dans son cabinet de travail.
Lorsqu'on le voit une fois, à Karl-Johansgade ou se rendant au Grand-H?tel lire les journaux,--on ne l'oublie plus. D'une taille petite, trapu, avec un beau visage encadré par d'épais cheveux blancs, des favoris et un collier de barbe, il a le menton et les lèvres rasés. Ses yeux ronds, cachés derrière d'épaisses bésicles, s'enfoncent dans ses sourcils énormes. L'ensemble est expressif, puissant et fin; on y voit se réfléter les deux idées-forces de sa vie et de son oeuvre: la Volonté et le Moi intérieur enveloppés d'un calme doux et serein. Et l'on comprend les paroles que le poète a mises dans la bouche de Maximos[8]: ?Victoire et lumière sur celui qui veut!? et l'on comprend comment ce coeur pur, br?lant d'amour pour le genre humain, pour la liberté et la justice, a pu créer la figure terrible et sublime de Brand dont la devise est: Tout ou rien! ?Quand tu donnerais tout, dit-il, à la réserve de ta vie, sache que tu n'aurais rien donné.?
Ses oeuvres attaquent et ruinent les lois morales et l'ordre social. Elles sont l'objet des critiques les plus vives et les plus passionnées, et Ibsen continue sa vie tranquille, dans sa retraite familiale; il ferme les yeux et les oreilles aux spectacles et aux bruits du monde extérieur.
Telle est l'éternelle loi des contrastes.
Horace, qui chantait le vin, ne buvait que de l'eau. épicure, qui professait le culte des plaisirs, vivait en ascète.
NOTES:
[15] André Chénier. Jeune captive.
[1] Brand.
[2] Voici le programme des fêtes qui commencèrent à Christiania pour finir
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