La philosophie sociale dans le theatre dIbsen | Page 6

Ossip-Lourie
mari. ?Les philosophes font souvent abstraction, non pas seulement d'intérêts immédiats, mais de tout intérêt réel; au lieu que les femmes, toujours placées au point de vue pratique, deviennent très rarement des rêveurs spéculatifs et n'oublient guère qu'il s'agit d'êtres réels, de leur bonheur ou de leurs souffrances.?[3]

III
Christiania, à l'époque où Ibsen prit la direction du théatre, était une petite ville avec toutes ses mesquineries.
?Christiania, le plus assommant et mesquin de tout ce qui est assommant et mesquin; Christiania, la cité sans style, un trou de petite ville sans l'intimité d'une petite ville, une capitale sans la vie d'une grande ville. Partout, un prosa?sme sans espérance: rien que la banalité la plus usée et la plus pénible.?[4]
Le conflit entre les partis et les classes différentes de la société y est encore aujourd'hui très aigu.
Nous sommes dans un pays où chacun a son titre, où l'on ne s'adresse à personne sans lui dire ?Monsieur le professeur?, ?Monsieur le docteur?, ?Monsieur le négociant_?.[5]
En aucun lieu du monde on n'est enveloppé autant qu'ici de la froide austérité luthérienne. ?Il y a en Norvège, dit Bjornson[6], plus de Thorbjoern[7] que de Arne[8].?
Les allures libres d'Ibsen, son caractère toujours en révolte lui valurent beaucoup d'ennemis. Sa pièce la Comédie de l'Amour[9] qui fut représentée en 1863 fit un tapage considérable. N'étant pourtant qu'un reflet exact des hypocrisies et des mensonges conventionnels de la société, elle fut trouvée révoltante.
?Les médiocres natures éprouvent toujours un sentiment de défiance et d'effroi à c?té des natures puissantes et originales, qu'elles sentent bien devoir un jour leur échapper.?[10]
Quand, suivant l'exemple de Bjornson et de Jonas Lie, Ibsen, dont la situation matérielle était toujours précaire, demanda à la Chambre norvégienne, le Storthing, le Subside, le Digter gage, que celle-ci alloue aux écrivains de promesse, l'un des membres de la commission du Digter gage, professeur à l'Université de Christiana, répondit que ?ce n'était pas le subside que méritait l'auteur de la Comédie de l'Amour, mais une bastonnade.?
Ce n'est que l'année suivante, avant de s'exiler, qu'Ibsen obtint de la Diète norvégienne le Digter gage.
En 1864, lorsque éclata la guerre entre le Danemark et la Prusse, Ibsen adressa un appel chaleureux à ses compatriotes, leur demandant d'aller au secours d'un peuple-frère, mais la Suède et la Norvège refusèrent de venir en aide au plus faible, elles le laissèrent démembrer par le plus fort.
Ce refus révolta le coeur généreux du poète, il quitta son pays natal, il alla à Rome demander au soleil d'Italie un peu de répit pour son ame rebelle....
NOTES:
[1] La même année que Tolsto?.
[2]
Jeg mindes saa grant, som on idag det var hoendt Den kveld jeg saa i bladet mit f?rste digt p? prent. Der sad jeg p? min hybel og med dampende drag Jeg r?gte og jeg dr?mte i saligt selvbe hag. (Henrik Ibsen, Digte,4.)
[3] J.-S. Mill. Lettres inédites, p. 240.
[4] Jonas Lie. Arne Garborg, 1893.
[5] Ibsen lui-même met encore actuellement sur ses cartes de visite: ?Dr? et on ne l'appelle que Herr Doctor.
[6] Synnaeve Solbakken.
[7] Type de bourgeois rangé.
[8] Type de rêveur.
[9] Kjaerlighedens Komedie.
[10] Renan. L'Antéchrist, p. 190.
* * * * *
CHAPITRE II
Ibsen à l'étranger: Italie, Allemagne. L'inauguration du canal de Suez. Voyage sur le Nil. L'indifférence de la Norvège envers son grand poète. Les souffrances morales d'Ibsen. 1864-1891.
I
C'est au mois de juin 1864 qu'Henrik Ibsen arriva à Rome. Madame Ibsen et son fils l'y rejoignirent l'année suivante. La ville éternelle eut sur l'exilé norvégien une grande influence. ?Rome charme par l'intérêt qu'elle inspire, en excitant à penser. On jouit à Rome d'une existence à la fois solitaire et animée qui développe en nous tout ce que le ciel y a mis.?[1]
Les gigantesques débris d'un monde brisé nous font comprendre la vanité de l'homme et la grandeur de la pensée; on se sent en communication avec l'infini, avec l'humanité entière. Le poète révolté du nord visita la vieille république de Florence, ce véritable berceau et foyer de la Renaissance, pays d'illustres exilés, spoliés, décapités, de Michel-Ange, de Machiavel, de Léonard de Vinci, de Dante, ce poète souverain, ce roi des chants sublimes, qui, comme un aigle plane sur la tête des autres poètes.[2]
Ibsen vit Arezzo, la patrie de Pétrarque; il admira la belle cathédrale de Milan, cette montagne de marbre blanc, sculptée, ciselée, découpée à jour, d'un symbolisme divin! Il vit Venise, la ville du silence, et la morne Pise, frappée de la terrible malédiction de Dante:
Ahi Pisa, vituperio delle genti.[3]
Le lac de Lugano, ce golfe resserré entre deux monts rappelait au poète Scandinave un de ces fjords allongés dont sont déchiquetées les c?tes de son pays natal. A Gênes, il aimait marcher par la route fleurie de la Corniche, qui, pleine d'orangers en fleurs, de cédrats, de palmiers, suit le contour de la rive; au-dessous de soi, à des milliers de pieds, on voit la mer, la mer immense,
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