La philosophie de M. Bergson | Page 3

Albert Farges
avec
assurance que la réputation du maître est déjà  faite et
qu'elle n'est plus à faire.
Le secret de ce succès inouï serait peut-être curieux à rechercher
mais il n'est pas temps encore. Attendons la fin de ce travail pour le
mieux comprendre.
En disant que M. Bergson est en train de se faire, je n'ai donc voulu
parler que de sa philosophie, qu'il n'a révélée au monde que peu
à peu, à travers les hésitations, on, comme, il l'avoue lui-même,
«les zigzags d'une doctrine qui se développe, c'est-à -dire qui se
perd, se retrouve et se corrige indéfiniment elle-même»[8].

Encore aujourd'hui est-elle loin d'être complète. Comportera-t-elle
une Théodicée, une Morale? et lesquelles?... Bien des doutes sont
encore permis sur de si graves sujets, et quoiqu'il soit bien délicat et
presque téméraire de vouloir décrire le tracé de cette seconde
courbe, de la pensée bergsonienne, avant qu'elle ait été
formée, nous essayerons, à la fin de ce volume, d'en indiquer
l'orientation probable--sous toutes réserves,--les effets de
l'_Evolution créatrice_ étant toujours «imprévisibles» et
sans aucune proportion avec leurs antécédents, d'après M.
Bergson. Au demeurant, ce qui a paru jusqu'Ã ce jour du nouveau
système est déjà considérable, quoique restreint aux faibles
dimensions de trois volumes de moyenne étendue[9] et de quelques
articles de revues[10],--sans parler d'un opuscule artistique sur le Rire
ou la Signification du comique, que notre point de vue nous permettra
de négliger.
* * * * *
Le premier de ces trois volumes, _Essai sur les données
immédiates de la Conscience_, fut sa thèse de doctorat soutenue
à la Sorbonne en 1889. Nous assistions à cette soutenance avec le
regretté Mgr d'Hulst et quelques amis, philosophes de profession,
aux yeux desquels le nouveau Docteur se révéla du premier coup
comme un penseur original, d'une subtilité infiniment compliquée
et nuageuse à la manière de Kant. La seule différence, nous
semblait-il, c'est que, dans cette pénombre habituelle de la pensée,
brillait parfois, comme un feu d'artifice, l'image, la métaphore
à effet, et même le trait d'esprit français: choses inouïes chez le
philosophe de KÅ“nigsberg et tous ses compatriotes.
L'auditoire en était à la fois charmé et déconcerté, lorsqu'un
des membres du jury, le vénérable M. Ravaisson--si j'ai bonne
mémoire,--interprète peut-être inconscient de cette impression
générale, se laissa aller--pour terminer le compliment
d'usage--à adresser, avec son fin sourire, cet éloge significatif au
candidat: «Je n'ai pas toujours pu vous saisir, mais j'aime à croire,
Monsieur, que vous vous êtes compris!» Aussitôt un murmure

unanime d'approbation souligna ce trait qui portait au vif.
La difficulté de comprendre cet ouvrage--comme tous les suivants,
du reste--vient sans doute du fond et de la forme, de ce qui est dit, mais
encore plus peut-être de ce qui n'est point dit, de ce qui est
sous-entendu ou dit seulement à demi-mot et au passage, alors que ce
serait le plus intéressant et le plus important à connaître.
C'est le cadre et l'orientation qui font défaut. L'auteur semble nous
conduire dans une nuit noire, Ã travers des chemins de traverse
étroits et compliqués, sans nous dire où il veut nous mener. Sans
doute, notre guide a son secret--du moins on doit lui supposer un
secret,--car on ne peut admettre qu'il nous conduise à l'aventure. Mais
ce secret, il ne le révèle que peu à peu, et par doses fragmentaires
insuffisantes à nous rassurer.
Ainsi, par exemple, dans ce premier volume, son avant-propos nous
avertit qu'il va traiter de la liberté psychologique et
résoudre--grâce à une nouvelle méthode vaguement
indiquée--les difficultés insurmontables soulevées contre elle.
Or, celle «nouvelle méthode» n'est pas sans nous inquiéter
quelque peu, car on pressent déjà qu'elle pourrait bien devenir le
principal, au lieu d'être l'accessoire, et déborder le sujet annoncé
au point de le transformer en un simple épisode.
De fait, après avoir lu et refermé le volume, cette impression
persiste et, loin de s'atténuer, redouble. Le malaise produit par
l'incertitude du but que l'on poursuit devient plus aigu. La liberté
elle-même, annoncée comme sujet principal de cette étude, a
passé au second plan. Ce qui domine, c'est la théorie nouvelle du
Temps ou de la Durée, qui serait plus exactement le titre de l'ouvrage,
car la Liberté n'est plus qu'un simple corollaire. Cette théorie
elle-même semble si grosse des conséquences les plus redoutables
et les plus imprévues, qu'on pressent qu'elle va devenir la base
infiniment subtile et comme la pointe d'aiguille sur laquelle devra se
tenir en équilibre la masse imposante de l'édifice futur.

Avant d'examiner la solidité d'un tel fondement, faisons tout de suite
connaître au lecteur
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