sur ses pieds, les hommes, surpris, l'interrogèrent, ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit, en balbutiant, qu'il avait eu un moment d'égarement, ou, plut?t, une seconde de retour à l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de passer sous l'arbre, comme les gamins passent en courant devant les voitures au trot, qu'il avait joué au danger, que, depuis huit jours, il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois qu'un arbre craquait pour tomber, si on pourrait passer dessous sans être touché. C'était une bêtise, il l'avouait; mais tout le monde a de ces minutes d'insanité et de ces tentations d'une stupidité puérile.
Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il s'en alla en disant: ?A demain, mes amis, à demain.?
Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table, que sa lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son front entre ses mains, il se mit à pleurer.
Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et regarda sa pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa: ?J'ai le temps avant le d?ner?, et il alla fermer sa porte à clef. Il revint alors s'asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu, prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté. L'acier de l'arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.
Renardet le contempla quelque temps avec l'oeil trouble d'un homme ivre; puis il se leva et se mit à marcher.
Il allait d'un bout à l'autre de l'appartement, et de temps en temps s'arrêtait pour repartir aussit?t. Soudain, il ouvrit la porte de son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il se remit à marcher. Chaque fois qu'il passait devant sa table, l'arme brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la pendule et pensait: ?J'ai encore le temps.?
La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfon?a le canon dedans comme s'il e?t voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes, immobile, le doigt sur la gachette, puis, brusquement secoué par un frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.
Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: ?Je ne peux pas. Je n'ose pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me tuer!?
On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: ?Le d?ner de monsieur est prêt.? Il répondit: ?C'est bien. Je descends.?
Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis se regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.
Il mangea lentement, en homme qui veut faire tra?ner le repas, qui ne veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs pipes dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa chambre.
Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur lui-même, parcourut de l'oeil tout l'appartement avec une angoisse d'épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu'il allait la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu'il avait violée, puis étranglée.
Toutes les nuits, l'odieuse vision recommen?ait. C'était d'abord dans ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d'une machine à battre ou le passage lointain d'un train sur un pont. Il commen?ait alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col de chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, il essayait de lire, il essayait de chanter; c'était en vain; sa pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions les plus violentes de la première minute à la dernière.
Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l'horrible jour, un peu d'étourdissement et de migraine qu'il attribuait à la chaleur, de sorte qu'il était resté dans sa chambre jusqu'à l'appel du déjeuner. Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la fin de l'après-midi pour respirer la brise fra?che et calmante sous les arbres de sa futaie.
Mais, dès qu'il fut dehors, l'air lourd et br?lant de la plaine l'oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente. Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes,
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