La petite roque | Page 4

Guy de Maupassant
particulier et personne en général. N'importe, ?a doit être quelque r?deur, quelque ouvrier sans travail. Depuis que nous sommes en République, on ne rencontre que ?a sur les routes.?
Tous deux étaient bonapartistes.
Le maire reprit: ?Oui, ?a ne peut être qu'un étranger, un passant, un vagabond sans feu ni lieu...?
Le médecin ajouta avec une apparence de sourire: ?Et sans femme. N'ayant ni bon souper ni bon g?te, il s'est procuré le reste. On ne sait pas ce qu'il y a d'hommes sur la terre capables d'un forfait à un moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu??
Et du bout de sa canne, il touchait l'un après l'autre les doigts roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d'un piano.
--Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir, l'enfant n'étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l'avons appelée jusqu'à minuit sur les routes; mais nous n'avons point pensé à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches vraiment utiles.
--Voulez-vous un cigare? dit le médecin.
--Merci, je n'ai pas envie de fumer. ?a me fait quelque chose de voir ?a.
Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps d'adolescente, si pale, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à ventre bleu qui se promenait le long d'une cuisse, s'arrêta sur les taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour explorer l'autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les deux hommes regardaient ce point noir errant.
Le médecin dit: ?Comme c'est joli, une mouche sur la peau. Les dames du dernier siècle avaient bien raison de s'en coller sur la figure. Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là??
Le maire semblait ne point l'entendre, perdu dans ses réflexions.
Mais, tout d'un coup, il se retourna, car un bruit l'avait surpris; une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres. C'était la mère, la Roque. Dès qu'elle aper?ut Renardet, elle se mit à hurler: ?Ma p'tite, ous qu'est ma p'tite?? tellement affolée qu'elle ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s'arrêta net, joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur aigu? et déchirante, une clameur de bête mutilée.
Puis elle s'élan?a vers le corps, tomba à genoux, et enleva, comme si elle l'e?t arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d'une secousse, puis s'abattit le visage contre terre, en jetant dans l'épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.
Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement; et elle creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s'y cacher.
Le médecin, ému, murmura: ?Pauvre vieille!? Renardet eut dans le ventre un bruit singulier; puis il poussa une sorte d'éternuement bruyant qui lui sortait en même temps par le nez et par la bouche; et, tirant son mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant et se mouchant avec bruit. Il balbutiait: ?Cré... cré... cré... cré nom de Dieu de cochon qui a fait ?a.... Je... je... voudrais le voir guillotiner...?
Mais Principe reparut, l'air désolé et les mains vides. Il murmura: ?Je ne trouve rien, m'sieu le maire, rien de rien nulle part.?
L'autre, effaré, répondit d'une voix grasse, noyée dans les larmes: ?Qu'est-ce que tu ne trouves pas?
--Les hardes de la petite.
--Eh bien... eh bien... cherche encore... et... et... trouve-les... ou... tu auras affaire à moi.
L'homme, sachant qu'on ne résistait pas au maire, repartit d'un pas découragé en jetant sur le cadavre un coup d'oeil oblique et craintif.
Des voix lointaines s'élevaient sous les arbres, une rumeur confuse, le bruit d'une foule qui approchait; car Médéric, dans sa tournée, avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits d'abord, avaient causé de ?a dans la rue, d'un seuil à l'autre; puis ils s'étaient réunis; ils avaient jasé, discuté, commenté l'événement pendant quelques minutes; et maintenant ils s'en venaient pour voir.
Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par crainte de la première émotion. Quand ils aper?urent le corps, ils s'arrêtèrent, n'osant plus avancer et parlant bas. Puis ils s'enhardirent, firent quelques pas, s'arrêtèrent encore, avancèrent de nouveau, et ils formèrent bient?t autour de la morte, de sa mère, du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bient?t ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de sa torpeur, devint furieux, et, saisissant la canne du docteur Labarbe, il se jeta
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 54
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.