La nouvelle Carthage | Page 5

Georges Eekhoud
de chose que l'arrivée de ce polisson, il le verrait

bien assez tôt au prochain repas. «Ah! te voilà, toi! Deviens-tu sage? ... Apprends-tu
mieux?» Toujours les mêmes questions posées d'un air de doute, jamais d'encouragement.
Si Laurent rapportait des prix, voyez le guignon! c'étaient ceux précisément auxquels M.
Dobouziez n'attachait aucune importance.
À table, les yeux ronds de la cousine Lydie, implacablement braqués sur lui, semblaient
lui reprocher l'appétit de ses douze ans. Vrai, elle faisait choir le verre de ses doigts et les
morceaux de sa fourchette. Ces accidents ne valaient pas toujours à Laurent l'épithète de
maladroit, mais la cousine avait une moue méprisante qui disait assez clairement sa
pensée. Cette moue n'était rien cependant, comparée au sourire persifleur de l'impeccable
Gina.
Le cousin Guillaume qu'il fallait quérir plusieurs fois avant de se mettre à table, arrivait
enfin, le front chargé de préoccupations, la tête à une invention nouvelle, supputant les
résultats, calculant le rendement probable de l'un ou l'autre perfectionnement, le cerveau
bourré d'équations.
Avec sa femme, M. Dobouziez parlait affaires, et elle s'y entendait admirablement, lui
répondait en se servant de barbares mots techniques qui eussent emporté la bouche de
plus d'un homme du métier.
M. Dobouziez ne cessait de chiffrer et ne se déridait que pour admirer et cajoler sa fillette.
De plus en plus Laurent constatait l'entente absolue et idolâtre régnant entre ces deux
êtres. Si l'industriel s'humanisait en s'occupant d'elle, réciproquement Gina abandonnait,
avec son père, ses airs de supériorité, son petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziez
prévenait ses désirs, satisfaisait ses moindres caprices, la défendait même contre sa mère.
Avec Gina, lui, l'homme positif et pratique, s'amusait de futilités.
À chaque vacance, Laurent trouvait sa petite cousine plus belle, mais aussi plus distante.
Ses parents l'avaient retirée de pension. Des maîtres habiles et mondains la préparèrent à
sa destinée d'opulente héritière.
Devenant trop grande fille, trop demoiselle pour s'amuser avec ce gamin; elle recevait ou
visitait des amies de son âge. Les petites Vanderling, filles du plus célèbre avocat de la
ville, de blondes et vives caillettes étaient à la fois ses compagnes d'études et de plaisirs.
Et si, par exception, faute d'autre partenaire, Gina s'oubliait au point de jouer avec le
Paysan, Mme Lydie trouvait aussitôt un prétexte pour interrompre cette récréation. Elle
envoyait Félicité avertir Mademoiselle de l'arrivée de l'un ou l'autre professeur, ou bien
Madame emmenait Mademoiselle a la ville, ou bien la couturière lui apportait une robe à
essayer, ou il était l'heure de se mettre au piano. Convenablement stylée, le plus souvent
Félicité prévenait les intentions de sa maîtresse et s'acquittait de ce genre de consigne
avec un zèle des plus louable. Laurent n'avait qu'à se distraire comme il pourrait.
La fabrique prospérait au point que chaque année les installations nouvelles: hangars,
ateliers, magasins, empiétaient sur les jardins entourant l'habitation. Laurent ne constata
pas sans regret la disparition du Labyrinthe avec sa tour, son bassin et ses canards: cette
horreur lui était devenue chère à cause de Gina.
La maison aussi s'annexait une partie du jardin. En vue de la prochaine entrée dans le
monde de leur fille, les Dobouziez édifiaient un véritable palais, présentant une enfilade
de salons décorés et meublés par les fournisseurs des gens de la haute volée. Le cousin
Guillaume semblait présider à ces embellissements, mais il s'en rapportait toujours au
choix et au goût de la fillette. Il avait déjà ménagé à l'enfant gâtée un délicieux
appartement de jeune fille: deux pièces, argent et bleu, qui eussent fait les délices d'une

petite maîtresse.
L'appartement du jeune Paridael changeait de physionomie comme le reste. Sa mansarde
sous les toits revêtait un aspect de plus en plus provisoire. Il semblait qu'on l'eût affectée
de mauvaise grâce au logement du collégien. Félicité ne l'avait déblayée que juste assez
pour y placer un lit de sangle.
Ce grenier ne suffisant plus à remiser les vieilleries provenant de l'ancien ameublement
de la maison, plutôt que d'encombrer de ce bric-à-brac les mansardes des domestiques, la
maîtresse-servante le transportait dans le réduit de Laurent. Elle y mettait tant de zèle que
l'enfant voyait le moment où il lui faudrait émigrer sur le palier. Au fond il n'était pas
fâché de cet investissement. Converti en capharnaüm, son gîte lui ménageait des
imprévus charmants. Il s'établissait entre l'orphelin délaissé et les objets ayant cessé de
plaire une certaine sympathie provenant de la similitude de leurs conditions. Mais il suffit
que Laurent s'amusât avec ces vieilleries pour que l'aimable factotum les tînt autant que
possible hors de sa portée. Pour dénicher ses trésors et dissimuler ses trouvailles, le
galopin déployait de vraies ruses de contrebandier.
Dans cette mansarde s'entassaient pour la plus grande joie du jeune réfractaire, les livres
jugés trop frivoles par M. Dobouziez. Fruit défendu comme les framboises et les
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