La monadologie | Page 3

G. W. Leibniz
et c'est là que se
trouve la seconde erreur du mécanisme géométrique.
Lorsqu'un corps en repos est rencontré par un autre corps en
mouvement, il se meut à son tour. Il faut donc qu'il ait été actionné de
quelque manière; et, par conséquent, il faut aussi qu'il ait agi lui-même;
car «tout ce qui pâtit doit agir réciproquement[21]». Ainsi chaque
mouvement, si léger qu'il soit, accuse la présence d'une source
d'énergie et dans le moteur et dans le mobile qu'il suppose; et ce même
principe d'activité se manifeste également dans la manière dont les
corps se choquent les uns les autres.
[Note 21: LEIBNIZ, _Si l'Essence du corps consiste dans l'étendue, _p.
113a.]
«Nous remarquons dans la matière une qualité que quelques-uns ont
appelée l'inertie naturelle, par laquelle le corps résiste ea quelque façon
au mouvement; en sorte qu'il faut employer quelque force pour l'y
mettre (faisant même abstraction de la pesanteur) et qu'un grand corps
est plus difficilement ébranlé qu'un petit.» Soit, par exemple, la figure:
[Illustration: A] [Illustration: B]
où l'on suppose que le corps A en mouvement rencontre le corps B en
repos. «Il est clair que, si le corps B était indifférent au mouvement ou
au repos, il se laisserait pousser par le corps A sans lui résister et sans

diminuer la vitesse, ou changer la direction du corps A. Et, après le
concours, A continuerait son chemin et B irait avec lui de compagnie
en le devançant. Mais il n'en est pas ainsi dans la nature. Plus le corps
B est grand, plus il diminuera la vitesse avec laquelle vient le corps A,
jusqu'à l'obliger même de réfléchir, si B est beaucoup plus grand
qu'A[22].» Et rien ne prouve mieux que l'inertie à laquelle on s'arrête
n'est que de l'énergie déguisée.
[Note 22: LEIBNIZ, Si l'essence du corps..., p. 112{a et b}.]
On peut remarquer aussi qu'il y a dans les corps comme une tension
perpétuelle, une sorte d'élan continu vers quelque autre chose que ce
qu'ils sont déjà. Les blocs énormes qui couronnent les pyramides
tombent d'eux-mêmes, dès qu'on enlève la base qui les soutient; un arc
tendu part tout seul, lorsqu'on en délivre la corde[23]; et nous avons
dans notre organisme une multitude indéfinie «de ressorts» qui se
débandent à chaque instant, sans que nous l'ayons voulu et même à
l'encontre de notre vouloir[24]. La nature corporelle implique un effort
incessant. Or l'effort n'est plus seulement de la puissance; c'est aussi de
l'action. «Omnis autem conatus actio.»
[Note 23: LEIBNIZ, De Vera Methodo..., p.111b.]
[Note 24: LEIBNIZ, De Vera Methodo..., p. 111b.]
Et cette conclusion ne s'impose pas seulement au nom de l'expérience;
elle se fonde aussi sur les exigences de la raison. On veut que l'être
n'enveloppe que des puissances à l'état nu. Et l'on n'observe pas que
c'est «une fiction, que la nature ne souffre point». On ne remarque pas
qu'une simple faculté n'est qu'une «notion incomplète», «comme la
matière première» séparée de toute forme; «une abstraction» vide de
réalité, «comme le temps, l'espace et les autres êtres des mathématiques
pures[25]». Il est bon de supprimer une telle équivoque et de donner
des choses une notion plus compréhensive et plus exacte. Le vrai, c'est
que tout est déterminé: le vrai, c'est que chaque substance «a toujours
une disposition particulière à l'action et à une action plutôt qu'à telle
autre»; «qu'outre la disposition», elle enveloppe «une tendance à
l'action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque

sujet»; et que «ces tendances ne sont jamais sans quelque effet[26]».
Tout être est une force qui se bande, un «conatus» qui passe de
lui-même au succès, «si rien ne l'empêche»: toute substance est action
et tendance à l'action[27]. Et de là une interprétation nouvelle du
devenir. D'après Aristote, tout se meut par autre chose. Au gré de
Leibniz, tout se meut par soi-même. Chaque être est gros de sa destinée
et la réalise en vertu d'un principe qui lui est interne. C'est le règne de
l'autonomie, qui se substitue à celui de l'hétéronomie.
[Note 25: LEIBNIZ, N. Essais, p. 222b, 2 et p. 223b, 9.]
[Note 26: Ibid.; v. aussi p. 248a, 4.]
[Note 27: LEIBNIZ, Théod., p. 526b, 87; _Syst. nouv. de la nature, _p.
125a, 3.]
L'effort, qui fait le fond de la substance, n'est pas purement physique. Il
enveloppe toujours quelque degré de perception; il est produit et
maintenu par la connaissance: c'est une véritable appétition[28].
[Note 28: LEIBNIZ, Monadol., p. 706, 14-15; Epist. ad Wagnerum, p.
466, II.]
«L'expérience interne» nous atteste qu'il y a au-dedans de nous-mêmes
«Un Moi qui s'aperçoit» des changements corporels, et qui ne peut être
expliqué ni par les figures ni par les mouvements[29]. C'est sur ce type
qu'il faut concevoir tous les autres êtres[30]. Ainsi le veulent et les lois
de
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