La mer | Page 3

Jules Michelet
du globe, l'eau est la g��n��ralit��, la terre est l'exception. Mais leur proportion relative: l'eau fait les quatre cinqui��mes, c'est le plus probable; d'autres ont dit les deux tiers ou les trois quarts. Chose difficile �� pr��ciser. La terre augmente et diminue; elle est toujours en travail; telle partie s'abaisse, et telle monte. Certaines contr��es polaires, d��couvertes et not��es du navigateur, ne se retrouvent plus au voyage suivant. Ailleurs, des ?les innombrables, des bancs immenses de madr��pores, de coraux, se forment, s'��l��vent et troublent la g��ographie.
La profondeur de la mer est bien plus inconnue que son ��tendue. �� peine les premiers sondages, peu nombreux et peu certains, ont-ils ��t�� faits encore.
Les petites libert��s hardies que nous prenons �� la surface de l'��l��ment indomptable, notre audace �� courir sur ce profond inconnu, sont peu, et ne peuvent rien faire au juste orgueil que garde la mer. Elle reste, en r��alit��, ferm��e, imp��n��trable. Qu'un monde prodigieux de vie, de guerre et d'amour, de productions de toute sorte, s'y meuve, on le devine bien et d��j�� on le sait un peu. Mais �� peine nous y entrons, nous avons hate de sortir de cet ��l��ment ��tranger. Si nous avons besoin de lui, lui, il n'a pas besoin de nous. Il se passe de l'homme �� merveille. La nature semble tenir peu �� avoir un tel t��moin. Dieu est l�� tout seul chez lui.
L'��l��ment que nous appelons fluide, mobile, capricieux, ne change pas r��ellement; il est la r��gularit�� m��me. Ce qui change constamment, c'est l'homme. Son corps (dont les quatre cinqui��mes ne sont qu'eau, selon Berz��lius) sera demain ��vapor��. Cette apparition ��ph��m��re, en pr��sence des grandes puissances immuables de la nature, n'a que trop raison de r��ver. Quel que soit son tr��s-juste espoir de vivre en son ame immortelle, l'homme n'en est pas moins attrist�� de ces morts fr��quentes, des crises qui rompent �� chaque instant la vie. La mer a l'air d'en triompher. Chaque fois que nous approchons d'elle, il semble qu'elle dise du fond de son immutabilit��: ?Demain tu passes, et moi jamais. Tes os seront dans la terre, dissous m��me �� force de si��cles, que je continuerai encore, majestueuse, indiff��rente, la grande vie ��quilibr��e qui m'harmonise, heure par heure, �� la vie des mondes lointains.?
Opposition humiliante qui se r��v��le durement, et comme avec ris��e pour nous, surtout aux violentes plages, o�� la mer arrache aux falaises des cailloux qu'elle leur relance, qu'elle ram��ne deux fois par jour, les tra?nant avec un bruit sinistre comme de cha?nes et de boulets. Toute jeune imagination y voit une image de guerre, un combat, et d'abord s'effraye. Puis, observant que cette fureur a des bornes o�� elle s'arr��te, l'enfant rassur�� hait plut?t qu'il ne craint la chose sauvage qui semble lui en vouloir. Il lance �� son tour des cailloux �� la grande ennemie rugissante.
J'observais ce duel au Havre, en juillet 1831. Une enfant que j'amenais l�� en pr��sence de la mer sentit son jeune courage et s'indigna de ces d��fis. Elle rendait guerre pour guerre. Lutte in��gale, �� faire sourire, entre la main d��licate de la fragile cr��ature et l'��pouvantable force qui en tenait si peu de compte. Mais on ne riait pas longtemps, lorsque venait la pens��e du peu que vivrait l'��tre aim��, de son impuissance ��ph��m��re, en pr��sence de l'infatigable ��ternit�� qui nous reprend.--Tel fut l'un de mes premiers regards sur la mer. Telles mes r��veries, assombries du trop juste augure que m'inspirait ce combat entre la mer que je revois et l'enfant que je ne vois plus.

II
PLAGES, GR��VES ET FALAISES
On peut voir l'Oc��an partout. Partout il appara?tra imposant et redoutable. Tel il est autour des caps qui regardent de tous c?t��s. Tel, et parfois plus terrible, aux lieux vastes, mais circonscrits, o�� l'encadrement des rivages le g��ne et l'indigne, o�� il entre violent avec des courants rapides qui souvent heurtent aux ��cueils. On ne le voit pas infini, mais on le sent, on l'entend, on le devine infini, et l'impression n'en est que plus profonde.
C'est celle que j'avais �� Granville, sur cette plage tumultueuse de grand flot et de grand vent, qui finit la Normandie et va commencer la Bretagne. La gaiet�� riche et aimable, quelquefois un peu vulgaire, des belles campagnes normandes, dispara?t, et par Granville, par le dangereux Saint-Michel-en-Gr��ve, on se trouve entr�� dans un monde tout autre. Granville est normand de race, breton d'aspect. Il oppose fi��rement son rocher �� l'assaut ��pouvantable des vagues, qui tant?t apportent du Nord les fureurs discordantes des courants de la Manche, tant?t roulent de l'Ouest un long flot toujours grossi dans sa course de mille lieues, qui frappe de toute la force accumul��e de l'Atlantique.
J'aimais cette petite ville singuli��re et un peu triste qui vit de la p��che lointaine la plus dangereuse. La famille sait qu'elle est nourrie des hasards de cette
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