La mer | Page 9

Jules Michelet
ou de prétendues terres polaires que les découvreurs ne marquent que pour les voir dispara?tre, et qui peut-être ne sont que des glaces. Des eaux sans fin, toujours des eaux.
Du même observatoire où je vous place, en contraste avec le cercle des eaux Antarctiques, vous pouvez voir vers l'est, vers l'hémisphère Arctique, ce que Ritter nomme le cercle de feu. Pour parler plus exactement, c'est un anneau détendu, une cha?ne lache que forment les volcans, d'abord aux Cordillères, puis sur les hauteurs de l'Asie; enfin dans ces groupes innombrables d'?les basaltiques dont fourmille l'océan Oriental. Les premiers volcans, ceux de l'Amérique, offrent sur mille lieues de long une succession de soixante phares gigantesques dont les éruptions constantes dominent la c?te abrupte et les eaux lointaines. Les autres, de la Nouvelle-Zélande jusqu'au nord des Philippines, en ont quatre-vingts qui br?lent, d'innombrables qui sont éteints. Si l'on pousse vers le nord (du Japon au Kamtchatka), cinquante cratères qui flamboient, illuminent de leurs lueurs jusqu'aux ?les Aléoutiennes, et les sombres mers arctiques (Léopold de Buch, Ritter, Humboldt). Au total, trois cents volcans actifs dominent circulairement le monde oriental.
Sur l'autre face du globe, notre océan Atlantique offrait un aspect analogue avant les révolutions qui éteignirent la plupart des volcans d'Europe, et d'autre part anéantirent le continent de l'Atlantide. Humboldt croit que cette grande ruine, si fortement attestée par la tradition, n'a été que trop réelle. J'ose ajouter que l'existence de ce continent fut logique dans la symétrie générale du monde, pour que cette face du globe f?t harmonique à l'autre. Là s'élevaient avec le volcan de Ténériffe qui en est resté, avec nos volcans éteints d'Auvergne, du Rhin, d'Hereford, etc., ceux qui durent miner l'Atlantide. Tous ensemble ils constituaient le vis-à-vis des volcans des Antilles et autres cratères américains.
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De ces volcans enflammés ou éteints, de l'Inde et des Antilles, de la mer de Cuba, de la mer de Java, partent deux énormes fleuves d'eau chaude, qui s'en vont réchauffer le nord, et qu'on pourrait appeler les deux aortes du globe. Ils sont munis, ou de c?té ou en dessous, de leurs contre-courants qui, venant du nord, amènent l'eau froide, compensent l'effusion d'eau chaude et font l'équilibre. Aux deux courants chauds, très-salés, les courants froids administrent une masse d'eau plus douce, qui retourne à l'équateur, au grand foyer électrique qui doit la chauffer, la saler.
Ces fleuves d'eau chaude, d'abord étroits, de quelque vingt lieues de large, gardant longtemps leur vigueur et leur puissante identité, peu à peu cependant se coupent, s'attiédissent, mais s'étendent et prennent une largeur de mille lieues. Maury estime que celui qui part des Antilles et qui pousse au nord vers nous déplace et modifie le quart des eaux de l'Atlantique.
Ces grands traits de la vie des mers, observés récemment, étaient pourtant visibles autant que les continents mêmes. Notre grosse artère Atlantique, sa soeur, l'artère Indienne, s'annoncent assez par leur couleur. Des deux c?tés également, c'est un grand torrent bleu qui court sur les eaux vertes, très-bleu, d'un indigo si sombre, que les Japonais appellent le leur: le fleuve noir.
On voit très-bien sourdre le n?tre, entre Cuba et la Floride; il sort br?lant de sa chaudière, le golfe du Mexique. Il court, chaud, salé, très-distinct entre ses deux murs verts. L'Océan a beau faire; il le serre, il le comprime, mais il ne peut le pénétrer. Je ne sais quelle densité intrinsèque, quelle attraction moléculaire tient ces eaux bleues liées ensemble, si bien que, plut?t que d'admettre l'eau verte, elles s'accumulent, forment un dos, une vo?te, qui a sa pente à droite et à gauche; tout objet qu'on y jette en dérive et en glisse, étant plus haut que l'Océan.
Rapide et fort, il court d'abord au nord, en suivant les états-Unis; mais quand il arrive à la pointe du grand banc de Terre-Neuve, son bras droit pousse à l'Est, son bras gauche se subordonne, comme courant sous-marin, s'en va consoler le p?le, y créer la mer tiède (je veux dire non glacée) qu'on vient de découvrir. Quant au bras droit, épandu dans une largeur immense, lorsque affaibli, fatigué, il arrive enfin en Europe, il trouve l'Irlande et l'Angleterre qui divisent encore ses eaux divisées à Terre-Neuve. Défaillant, perdu dans la mer, il tiédit pourtant un peu la Norvège, et trouve moyen encore d'apporter aux c?tes d'Islande des bois américains, sans lesquels cette pauvre ?le, neigeuse sous son volcan, mourrait.
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Ces deux frères, l'Indien, l'Américain, ont ceci de commun que, partis de la Ligne, du foyer électrique du globe, ils emportent des puissances prodigieuses de création, d'agitation. D'une part, ils semblent la matrice profonde d'un monde d'êtres vivants, leur tiède et doux berceau. D'autre part, ils sont le centre et le véhicule des tempêtes; les vents, les trombes voyagent à la surface. Tant de douceur, tant de fureur, n'est-ce pas
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