La mer | Page 4

Jules Michelet
loterie, de la vie, de la mort de l'homme. Cela met en tout un sérieux harmonique au caractère sévère de cette c?te. J'y ai bien souvent go?té la mélancolie du soir, soit que je me promenasse en bas sur la grève déjà obscurcie, soit que, de la haute ville qui couronne le rocher, je visse le soleil descendre dans l'horizon un peu brumeux. Son énorme mappemonde, souvent rayée durement de raies noires et de raies rouges, s'ab?mait, sans s'arrêter à faire au ciel les fantaisies, les paysages de lumière, qui souvent ailleurs égayent la vue. En ao?t, c'était, déjà l'automne. Il n'y avait guère de crépuscule. Le soleil à peine disparu, le vent fra?chissait, les vagues couraient rapides, vertes et sombres. On ne voyait guère que quelques ombres de femmes dans leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons attardés aux maigres paturages des glacis, qui surplombent la grève de quatre-vingts ou de cent pieds, l'attristaient de bêlements plaintifs.
La haute ville, fort petite, a sa face du nord batie à pic sur le bord de l'ab?me, noire, froide, battue d'un vent éternel, faisant front à la grande mer. Il n'y a là que de pauvres logis. On m'y mena chez un bonhomme dont l'art était de faire des tableaux de coquilles. Monté par une sorte d'échelle dans une obscure petite chambre, je vis, encadrée dans l'étroite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi saisissante que l'avait été en Suisse, prise aussi dans une fenêtre, et par une vive surprise, celle du glacier du Grindelwald. Le glacier me fit voir un monstre énorme de glaces pointues qui marchaient à moi. Et cette mer de Granville, une armée de flots ennemis qui venaient d'ensemble à l'assaut.
Mon homme, sans être vieux, était souffreteux, fiévreux. Il tenait, en ce mois d'ao?t, sa fenêtre calfeutrée. En regardant ses ouvrages et causant, je vis qu'il avait la tête un peu faible. Elle avait été ébranlée par un événement de famille. Son frère avait péri sur cette grève dans une cruelle aventure. La mer lui restait sinistre, elle lui semblait garder contre lui une mauvaise volonté. L'hiver, infatigablement, elle flagellait sa vitre de neige ou de vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos, dans les longues nuits. L'été, elle lui montrait d'incommensurables orages, des éclairs d'un monde à l'autre. Aux grandes marées, c'était bien pis. Elle monte à soixante pieds, et son écume furieuse, sautant bien plus haut encore, outrageusement venait lui frapper dans sa fenêtre. Il n'était pas même s?r que la mer s'en t?nt toujours là. Elle pouvait dans sa haine, lui jouer quelque mauvais tour. Mais il n'avait pas le moyen de chercher un meilleur abri, et peut-être aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais quel magnétisme. Il n'e?t pas osé se brouiller tout à fait avec la terrible fée. Il avait pour elle un certain respect. Il en parlait peu, et plus souvent la désignait sans la nommer, comme l'Islandais en mer n'ose nommer l'Ourque, de peur qu'elle n'entende et ne vienne. Je vois encore sa mine pale lorsqu'il regardait la grève, et disait: ?Cela me fait peur.?
était-ce un fou? Nullement, il parlait de fort bon sens. Il me parut distingué et intéressant. C'était un être nerveux, très-finement organisé, trop pour de telles impressions.
La mer fait beaucoup de fous. Livingstone avait emmené d'Afrique un homme intelligent, courageux, qui bravait les lions. Mais il n'avait pas vu la mer. Quand il monta sur un vaisseau, et qu'il eut à la fois cette double surprise et du redoutable élément, et de tous les arts inconnus, ce fut trop fort pour son cerveau. Il délira; quoi qu'on f?t, il trouva moyen d'échapper, et se jeta aveuglément dans ces flots qui l'effrayaient et qui l'attiraient cependant.
D'autre part, la mer attache tellement les hommes qui se sont confiés longtemps à elle, qui ont vécu avec elle et dans sa familiarité, qu'ils ne peuvent la quitter jamais. J'ai vu, dans un petit port, de vieux pilotes qui, devenus trop faibles, résignaient leur office. Mais ils ne s'en consolaient point, ils tra?naient misérablement, et leurs têtes s'égaraient.
* * *
Au plus haut de Saint-Michel, on vous montre une plate-forme qu'on appelle celle des Fous. Je ne connais aucun lieu plus propre à en faire que cette maison de vertige. Représentez-vous tout autour une grande plaine comme de cendre blanche, qui est toujours solitaire, sable équivoque dont la fausse douceur est le piège le plus dangereux. C'est et ce n'est pas la terre, c'est et ce n'est pas la mer, l'eau douce non plus, quoiqu'en dessous des ruisseaux travaillent le sol incessamment. Rarement, et pour de courts moments, un bateau s'y hasarderait. Et, si l'on passe quand l'eau se retire, on risque d'être englouti. J'en puis parler,
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