La mer et les marins | Page 3

Édouard Corbière
imagination s'élance avec le dernier rayon du soleil couchant, et aborde avec lui sur les c?tes de l'autre hémisphère; la vue de la tempête elle-même ne peut l'arracher au spectacle des flots. Les dangers qu'il a courus sont affaiblis par le souvenir; l'émotion puissante qu'il éprouvait après les avoir affrontés est encore toute vive dans son ame; et ces regrets si vifs, cette mélancolie rêveuse attestent toujours qu'après avoir vécu d'une vie de son choix, il ne fait plus désormais que tra?ner des jours inutiles sur un élément qui n'est pas le sien.
Ce tableau fidèle des sensations dans la vie maritime, tracé par un des compatriotes de M. Corbière (Ed. RICHER), trouvait ici naturellement sa place, et devait servir d'introduction à cet ouvrage. Il resterait à traiter une double question déjà longuement débattue, et qu'une nouvelle polémique ne ferait peut-être qu'embrouiller, c'est celle-ci:
Existe-t-il une littérature maritime?
Quel est chez nous le créateur de cette littérature?
Il est incontestable que le premier qui écrivit la relation d'un naufrage, d'une tempête, d'un accident de mer, fit de la littérature maritime, si littérature maritime il y a, et le premier qui fit cela est déjà bien loin de nous. Ainsi créa la _littérature militaire_, le premier qui décrivit une bataille, une retraite, un campement, un assaut. Or, voyez combien nous aurons de sortes de littérature, si nous accolons ce nom à chacun des différents sujets sur lesquels peut s'exercer la plume et l'esprit d'un littérateur? Nous croyons, nous, que la littérature est une, et qu'elle encha?ne dans son cadre immense toutes les créations de la pensée humaine.
Quant aux _scènes_ proprement dites de la vie maritime, nous avons la conviction, et ce livre est la preuve, que M. Ed. Corbière est le premier, en France, qui leur ait donné véritablement la forme dramatique, et nous allons citer un fait: En 1829, il fut créé au Havre un journal spécialement consacré aux grandes catastrophes dont la mer est le théatre. M. Corbière s'y essaya dans ce genre difficile: littérateur, observateur et marin, il avait à offrir aux fondateurs de ce recueil un triple gage de succès, et ce succès fut complet. Le Navigateur lui doit ses cinq années d'existence. Il se trouva des imitateurs qui revendiquèrent hautement la priorité, on les laissa dire; il e?t été trop facile de leur prouver qu'ils n'avaient point _ouvert la carrière_. Mais l'occasion se présente trop belle de les convaincre d'assertions erronées, pour que nous la laissions échapper. Or, ce livre, qui a pour titre la Mer et les Marins, contient en partie les premiers essais de M. Corbière; c'est un fait que la justice d'abord et la reconnaissance nous fait un devoir de proclamer.
J. MORLENT,
Directeur du Navigateur.

PREMIèRE PARTIE.
Tableaux Nautiques.

I.
Le coup de Mer
Lorsque le vent s'est élevé avec trop de violence et que la mer a grossi de manière à empêcher le navire de continuer sa route au milieu des lames dont le choc pourrait l'endommager, on met _à la cape_, sous une voile que l'on présente obliquement au vent. Dans cette position, le batiment, conservant très-peu de vitesse, dérive en cédant plut?t à l'impression de chaque vague, qu'en y résistant. Son avant, s'offrant à chaque coup de tangage à la lame qui déferle, re?oit quelquefois des chocs très-forts; mais le navire culant alors dans le sens de la force de la lame, évite au moins le danger qu'il y aurait à la rencontrer avec une vitesse opposée à sa direction. Une fois à la cape, l'équipage n'a plus rien à faire, et pendant tout le temps que dure la tempête, il faut attendre, dans cette position passive, que le mauvais temps s'apaise et permette de manoeuvrer. C'est pendant ces longues heures de coup de vent et de dangers, que l'on peut remarquer plus particulièrement cette heureuse indifférence que l'habitude du péril donne aux matelots. Assis à l'abri des pavois ou de la chaloupe, pendant qu'une mer furieuse mugit autour d'eux et menace quelquefois d'engloutir le navire, on les voit se réunir et s'approcher le plus possible les uns des autres, pour raconter de ces contes dont la tradition perpétue le souvenir parmi les marins. Souvent ils chantent ensemble, d'une voix rauque, ces complaintes monotones comme le bruit des vagues qui les environnent, et mélancoliques comme la plupart des airs qu'aiment les gens de mer. C'est en vain que le vent gronde sur leurs têtes et siffle dans les cordages, que des torrents de pluie les inondent, et que la mort menace de les enlever: ils chantent comme l'ouvrier le plus paisible, au fond d'une boutique ou d'un atelier. Mais souvent leurs narrations ou leurs chants sont interrompus de la manière la plus terrible. Quand le navire, fatigué par la lutte qu'il livre à la tempête, craque dans toutes les parties; que la mature, dans les mouvements effroyables du roulis, plie
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