La maison de la courtisane | Page 5

Oscar Wilde
plaine
marécageuse. Le ciel était pareil à un bouclier qui aurait reçu du soleil
mourant la tache du sang et de la bataille, et à l'ouest, les nuages
fermant le cercle avaient tissé une robe royale, digne d'être portée par
quelques-uns des grands Dieux, pendant que dans la vaste étendue,
l'océan de l'air empourpré, descendait la galère dorée du Dieu de la
lumière.
Ici encore, la douce tranquillité de la nuit ramène le flux montant du
souvenir, et ravive l'amour passionné que j'eus pour toi. C'est
maintenant le Printemps d'amour, mais bientôt l'Eté s'épanouira en
maître sur les prairies, sur les arbres, et bientôt le gazon s'embellira de
fleurs plus brillantes, et produira des lis que fauchera quelque
adolescent. Puis, avant peu, le vainqueur de l'Eté, l'opulent Automne,
saison usurière, prêtera son or accumulé à tous les arbres, pour le voir

dispersé de tous côtés par la prodigalité de la brise. Et ensuite ce sera le
froid et monotone Hiver. Ainsi s'accomplit jusqu'au bout le cycle de
l'année. Ainsi nous allons de l'adolescence à l'âge viril, pour déchoir
dans les jours pénibles où les boucles de cheveux sont de neige.
L'amour seul ne connaît point l'hiver: il ne meurt jamais, il n'a aucun
souci des menaces de l'orage ni du ciel de plomb. Et celui que j'ai pour
toi ne passera jamais, alors même que mes lèvres faibles ne pourraient
que bégayer ton éloge.
Adieu! Adieu! L'étoile silencieuse du soir, avant courrière de la nuit,
scintille dans le lointain et avertit le berger de ramener ses troupeaux au
bercail. Peut-être, avant que les mers d'or de nos champs soient réunies
en gerbes par les moissonneurs, peut-être avant que je voie les feuilles
d'automne, je pourrai contempler ta cité, et déposer humblement à tes
pieds la couronne de lauriers du poète.
Adieu! Adieu! cette lampe d'argent, la lune, qui pour nous fait l'heure
de minuit aussi claire que midi, éclaire sûrement tes tours, et fait bonne
garde là où Dante dort, où Byron aimait à vivre.
=TAEDIUM VITAE=
Poignarder ma jeunesse avec les armes du désespoir, porter la livrée
voyante de ce siècle mesquin, laisser les mains les plus viles voler mon
trésor, avoir mon âme captive dans les filets d'une chevelure de femme,
et n'être que le domestique mercenaire de la Fortune, je jure que je ne
l'aime point. Tout cela, c'est pour moi moins que la légère écume qui se
joue sur la mer, moins que l'aigrette du chardon, en un jour d'été,
détachée de sa graine. Mieux vaut me tenir à l'écart, bien loin de ces
sots calomniateurs qui raillent ma vie, ne me connaissant point. Mieux
vaut le plus humble toit fait pour abriter le plus pauvre journalier, que
de rentrer dans cette caverne où l'on s'enroue à se chamailler, où mon
âme blanche a pour la première fois baisé le péché sur tes lèvres.
=LA SPHINGE=
À

MARCEL SCHWOB
en témoignage d'amitié et d'admiration.
Dans un angle sombre de ma chambre, pendant plus de temps que n'en
conçoit mon imagination, une belle et silencieuse Sphinge m'a
contemplé à travers les ondoiements des ténèbres. Intangible, immobile,
elle ne se lève point, elle ne fait aucun mouvement. Car les lunes
argentées ne sont rien pour elle, non plus que les soleils qui roulent.
Dans l'air le rouge succède au gris; les vagues du clair de lune montent,
s'abaissent, mais lorsque vient l'aurore, elle ne s'en va point, et lorsque
revient la nuit, elle est là.

L'aurore suit l'aurore, et les nuits marchent à leur déclin, et pendant tout
ce temps cette chatte singulière reste allongée sur le tapis chinois, ses
yeux de satin à la bordure d'or. Elle reste couchée sur la natte, elle épie
obliquement, et sur sa gorge couleur de tan roule en vague sa fourrure
douce et soyeuse, qui parfois ondule jusqu'à ses oreilles pointues.
Approchez donc, mon charmant sénéchal, qui somnolez en votre pose
de statue. Approchez donc, être d'un grotesque si exquis, à demi-femme,
à demi-animal.

Approchez, ma charmante, ma langoureuse Sphinge, et venez poser
votre tête sur mon genou, et laissez-moi passer une main caressante sur
votre gorge et voir, votre corps tacheté comme le lynx. Et laissez-moi
toucher ces griffes recourbées, en jaune ivoire, et prendre à pleine main
cette queue qui, pareille à un monstrueux serpent, s'enroule autour de
vos grosses pattes de velours. Un millier de siècles pesants

t'appartiennent, alors que moi, j'ai vu à peine une vingtaine d'étés
quitter leur livrée verte pour prendre la livrée bariolée de l'automne.

Mais vous, vous savez lire les hiéroglyphes sur les grands obélisques de
grés, et vous vous êtes entretenue avec les basilics, et vous avez regardé

face à face les hyppogriffes. Oh! Dites-le moi, étiez-vous présente,
quand Isis s'agenouillait devant Osiris, et avez-vous vu l'Égyptienne
lorsqu'elle faisait fondre la perle pour
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