La maison de la courtisane | Page 6

Oscar Wilde
qui dorment sous la Pyramide en forme de coin? Relevez vos grands yeux de satin noir, pareils à des coussins où l'on se laisse aller. Venez-vous étirer à mes pieds, fantastique Sphinge, et contez-moi tous vos souvenirs.

Dites-moi en vos chants la Vierge juive qui allait errant avec le Saint Enfant, et comment vous les avez guidés à travers le désert, et comment ils dormirent parmi votre ombre. Dites-moi cette verte soirée pleine de parfums, alors que couchée près de la rive, vous entendiez monter de la barque dorée d'Adrien le rire d'Antinoüs, et comment vous avez lapé dans le courant, et désaltéré votre soif, et contemplé d'un regard ardent, avide, le corps d'ivoire de ce jeune et bel esclave, à la bouche pareille à une grenade.

Dites-moi le labyrinthe qui servait d'étable pour le taureau à la double forme. Parlez-moi de la nuit où vous rampiez sur la plinthe de granit du temple, où l'ibis écarlate voltigeait par les corridors tendus de pourpre, en criant tout effrayé, et l'horrible rosée qui tombait goutte à goutte des gémissantes mandragores, et l'énorme et somnolent crocodile qui versait dans son bassin des larmes boueuses, et, arrachant les joyaux fixés à ses oreilles, retournait au Nil d'une allure vacillante.

Et comment les prêtres vous maudissaient en psaumes chantés d'une voix criarde, le jour où vous avez saisi en vos griffes leur sergent; et comment, vous vous êtes glissée en rampant, pour assouvir votre passion sous les palmiers frissonnants. Qui donc étaient vos amants, quels étaient ceux qui luttaient pour vous dans la poussière? Quel était l'instrument de votre luxure, quel amoureux aviez-vous chaque jour? étaient-ce des lézards géants qui venaient s'accroupir devant vous parmi les roseaux du rivage? Des grillons aux vastes flancs de métal venaient-ils s'abattre sur vous, sur votre couche en désordre.

Le monstrueux hippopotame venait-il s'accoler à vous dans le brouillard? étaient-ce des dragons aux écailles d'argent, qui, de passion, se tordaient en noeuds compliqués, quand vous passiez près d'eux? Et du tombeau lycien, construit en briques, quelle horrible chimère sortit, avec ses têtes affreuses et ses flammes redoutables, pour faire produire à votre sein de nouvelles merveilles....

Ou bien aviez-vous d'inavouables h?tes secrets, ou bien tra?niez-vous dans votre séjour quelque Néréide enroulée dans de l'écume ambrée, avec des seins bizarres en cristal de roche. Ou bien alliez-vous, foulant du pied l'embrun, rendre visite à la brune Sidonienne et lui demander des nouvelles de Léviathan, de Léviathan ou de Béhémoth? Ou bien quand le soleil était couché, montiez-vous par la pente semée de cactus, à la rencontre de votre éthiopien noir dont le corps était du jais poli?

Ou bien, pendant que les bateaux de terre cuite s'échouaient dans les marécages du Nil, au crépuscule, et quand les chauves-souris au vol incertain, tournaient autour des triglyphes du temple, alliez-vous d'un pas furtif jusqu'au bord de la berge, pour traverser à la nage le lac silencieux, et de là vous insinuant dans la vo?te, faire de la Pyramide votre lupanar, au point que de chacun des noirs sarcophages surgissait le défunt, peint et emmailloté? Ou bien attiriez-vous dans votre couche le Trageophos aux cornes d'ivoire?

Ou bien avez-vous aimé le Dieu des Mouches, qui tourmenta les Hébreux, et qui était barbouillé de vin jusqu'à la ceinture, ou bien Pasht, qui avait pour yeux des béryls verts? Peut-être était-ce ce jeune Dieu, le Tyrien, qui était plus amoureux que la colombe d'Astaroth? Ou avez-vous aimé le Dieu de l'Assyrien, dont les ailes semblables à un étrange et transparent mica dépassaient de beaucoup sa tête à bec de faucon qui était peinte d'argent et de rouge, et cerclée de bandes en orichalque.

Ou bien l'énorme Apis a-t-il bondi de son char, pour jeter à vos pieds les grosses fleurs du nénuphar qui ont l'ar?me et la couleur du miel?...
Combien il est subtil votre sourire? Alors est-ce que vous n'auriez aimé personne? Non, je le sais, le grand Ammon fut votre compagnon de lit. Il s'étendit près de vous au bord du Nil.

Les chevaux aquatiques, qui fréquentent les marais, firent retentir leurs trompettes, quand ils le virent venir, tout parfumé du galbanum de Syrie, tout imprégné de nard et de thym. Il suivit le bord du fleuve, pareil à une vaste galère aux voiles d'argent. Il allait, à grands pas à travers les eaux, tout cuirassé de beauté et les eaux se retiraient. Il allait à grands pas par le sable du désert. Il arriva à la vallée où vous étiez couchée. Il attendit l'aurore du jour, et alors il toucha de sa main vos seins noirs.

Vous avez baisé sa bouche avec une bouche de flamme. Vous avez fait du dieu cornu votre proie. Vous vous teniez debout derrière son tr?ne, vous l'appeliez par son nom secret. Vous murmuriez de monstrueux oracles dans les cavernes de ses oreilles, et avec le sang
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