La maison de Claudine | Page 6

Colette
des joues flétries de femme la rougeur de l'adolescence.
LA PETITE
Une odeur de gazon écrasé tra?ne sur la pelouse, non fauchée, épaisse, que les jeux, comme une lourde grêle, ont versée en tous sens. Des petits talons furieux ont fouillé les allées, rejeté le gravier sur les plates-bandes; une corde à sauter pend au bras de la pompe; les assiettes d'un ménage de poupée, grandes comme des marguerites, étoilent l'herbe; un long miaulement ennuyé annonce la fin du jour, l'éveil des chats, l'approche du d?ner.
Elles viennent de partir, les compagnes de jeu de la Petite. Dédaignant la porte, elles ont sauté la grille du jardin, jeté à la rue des Vignes, déserte, leurs derniers cris de possédées, leurs jurons enfantins proférés à tue-tête, avec des gestes grossiers des épaules, des jambes écartées, des grimaces de crapauds, des strabismes volontaires, des langues tirées tachées d'encre violette. Par-dessus le mur, la Petite -- on dit aussi Minet-Chéri -- a versé sur leur fuite ce qui lui restait de gros rire, de moquerie lourde et de mots patois. Elles avaient le verbe rauque, des pommettes et des yeux de fillettes qu'on a saoulées. Elles partent harassées, comme avilies par un après- midi entier de jeux. Ni l'oisiveté ni l'ennui n'ont ennobli ce trop long et dégradant plaisir, dont la Petite demeure écoeurée et enlaidie.
Les dimanches sont des jours parfois rêveurs et vides; le soulier blanc, la robe empesée préservent de certaines frénésies. Mais le jeudi, ch?mage encanaillé, grève en tablier noir et bottines à clous, permet tout. Pendant près de cinq heures, ces enfants ont go?té les licences du jeudi. L'une fit la malade, l'autre vendit du café à une troisième, maquignonne, qui lui céda ensuite une vache: ?Trente pistoles, bonté! Cochon qui s'en dédit!? Jeanne emprunta au père Gruel son ame de tripier et de préparateur de peaux de lapin. Yvonne incarna la fille de Gruel, une maigre créature torturée et dissolue. Scire et sa femme, les voisins de Gruel, parurent sous les traits de Gabrielle et de Sandrine, et par six bouches enfantines s'épancha la boue d'une ruelle pauvre. D'affreux ragots de friponnerie et de basses amours tordirent mainte lèvre, teinte du sang de la cerise, où brillait encore le miel du go?ter... Un jeu de cartes sortit d'une poche et les cris montèrent. Trois petites filles sur six ne savaient-elles pas déjà tricher, mouiller le pouce comme au cabaret, asséner l'atout sur la table: ?Et ratatout! Et t'as biché le cul de la bouteille; t'as pas marqué un point!?
Tout ce qui tra?ne dans les rues d'un village, elles l'ont crié, mimé avec passion. Ce jeudi fut un de ceux que fuit la mère de Minet-Chéri, retirée dans la maison et craintive comme devant l'envahisseur.
à présent, tout est silence au jardin. Un chat, deux chats s'étirent, baillent, tatent le gravier sans confiance: ainsi font-ils après l'orage. Ils vont vers la maison, et la Petite, qui marchait à leur suite, s'arrête; elle ne s'en sent pas digne. Elle attendra que se lève lentement, sur son visage chauffé, noir d'excitation, cette paleur, cette aube intérieure qui fête le départ des bas démons. Elle ouvre, pour un dernier cri, une grande bouche aux incisives neuves. Elle écarquille les yeux, remonte la peau de son front, souffle ?pouh!? de fatigue et s'essuie le nez d'un revers de main.
Un tablier d'école l'ensache du col aux genoux, et elle est coiffée en enfant de pauvre, de deux nattes cordées derrière les oreilles. Que seront les mains, où la ronce et le chat marquèrent leurs griffes, les pieds, lacés dans du veau jaune écorché? Il y a des jours où on dit que la Petite sera jolie. Aujourd'hui, elle est laide, et sent sur son visage, la laideur provisoire que lui composent sa sueur, des traces terreuses de doigts sur une joue, et surtout des ressemblances successives, mimétiques, qui l'apparentent à Jeanne, à Sandrine, à Aline la couturière en journées, à la dame du pharmacien et à la demoiselle de la poste. Car elles ont joué longuement, pour finir, les petites, au jeu de ?qu'est-ce-qu'on-sera?.
-- Moi, quante je serai grande...
Habiles à singer, elles manquent d'imagination. Une sorte de sagesse résignée, une terreur villageoise de l'aventure et de l'étranger retiennent d'avance la petite horlogère, la fille de l'épicier, du boucher et de la repasseuse, captives dans la boutique maternelle. Il y a bien Jeanne qui a déclaré:
-- Moi, je serai cocotte!
?Mais ?a, pense dédaigneusement Minet-Chéri, c'est de l'enfantillage...?
à court de souhait, elle leur a jeté, son tour venu, sur un ton de mépris:
-- Moi, je serai marin! Parce qu'elle rêve parfois d'être gar?on et de porter culotte et béret bleus. La mer qu'ignore Minet- Chéri, le vaisseau debout sur une crête de vague, l'?le d'or et les fruits lumineux, tout cela n'a surgi, après, que pour servir de fond au
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