luxe, étrangère à toute sa mélancolie de Sauvage, manquait. Mais quoi?...
Il partit un matin à cheval, trotta jusqu'au chef-lieu -- quarante kilomètres --, battit la ville et revint la nuit d'après, rapportant, avec un grand air de gaucherie fastueuse, deux objets étonnants, dont la convoitise d'une jeune femme p?t se trouver ravie: un petit mortier à piler les amandes et les pates, en marbre lumachelle très rare, et un cachemire de l'Inde.
Dans le mortier dépoli, ébréché, je pourrais encore piler les amandes, mêlées au sucre et au zeste de citron. Mais je me reproche de découper en coussins et en sacs à main, le cachemire à fond cerise. Car ma mère, qui fut la Sido sans amour et sans reproche de son premier mari hypocondre, soignait chale et mortier avec des mains sentimentales.
-- Tu vois, me disait-elle, il me les a apportés, ce Sauvage qui ne savait pas donner. Il me les a pourtant apportés à grand'peine, attachés sur sa jument Mustapha. Il se tenait devant moi, les bras chargés, aussi fier et aussi maladroit qu'un très grand chien qui porte dans sa gueule une petite pantoufle. Et j'ai bien compris que, pour lui, ses cadeaux n'avaient figure de mortier ni de chale. C'étaient ?des cadeaux?, des objets rares et co?teux qu'il était allé chercher loin; c'était son premier geste désintéressé -- hélas! et le dernier -- pour divertir et consoler une jeune femme exilée et qui pleurait...
AMOUR
-- Il n'y a rien pour le d?ner, ce soir... Ce matin, Tricotet n'avait pas encore tué... Il devait tuer à midi. Je vais moi-même à la boucherie, comme je suis. Quel ennui! Ah! pourquoi mange-t- on? Qu'allons-nous manger ce soir?
Ma mère est debout, découragée, devant la fenêtre. Elle porte sa ?robe de maison? en satinette à pois, sa broche d'argent qui représente deux anges penchés sur un portrait d'enfant, ses lunettes au bout d'une cha?ne et son lorgnon au bout d'un cordonnet de soie noire, accroché à toutes les clés de porte, rompu à toutes les poignées de tiroir et renoué vingt fois. Elle nous regarde, tour à tour, sans espoir. Elle sait qu'aucun de nous ne lui donnera un avis utile. Consulté, papa répondra:
-- Des tomates crues avec beaucoup de poivre.
-- Des choux rouges au vinaigre, e?t dit Achille, l'a?né de mes frères, que sa thèse de doctorat retient à Paris.
-- Un grand bol de chocolat! postulera Léo, le second.
Et je réclamerai, en sautant en l'air parce que j'oublie souvent que j'ai quinze ans passés:
-- Des pommes de terre frites! Des pommes de terres frites! Et des noix avec du fromage!
Mais il para?t que frites, chocolat, tomates et choux rouges ne ?font pas un d?ner?...
-- Pourquoi, maman?
-- Ne pose donc pas de questions stupides...
Elle est toute à son souci. Elle a déjà empoigné le panier fermé, en rotin noir, et s'en va, comme elle est. Elle garde son chapeau de jardin roussi par trois étés, à grands bords, à petit fond cravaté d'une ruche marron, et son tablier de jardinière, dont le bec busqué du sécateur a percé une poche. Des graines sèches de nigelles, dans leur sachet de papier, font, au rythme de son pas, un bruit de pluie et de soie égratignée au creux de l'autre poche. Coquette pour elle, je lui crie:
-- Maman! ?te ton tablier!
Elle tourne en marchant sa figure à bandeaux qui porte, chagrine, ses cinquante-cinq ans, et trente lorsqu'elle est gaie.
-- Pourquoi donc? Je ne vais que dans la rue de la Roche.
-- Laisse donc ta mère tranquille, gronde mon père dans sa barbe. Où va-t-elle, au fait?
-- Chez Léonore, pour le d?ner.
-- Tu ne vas pas avec elle?
-- Non. Je n'ai pas envie aujourd'hui.
Il y a des jours où la boucherie de Léonore, ses couteaux, sa hachette, ses poumons de boeuf gonflés que le courant d'air irise et balance, roses comme la pulpe du bégonia, me plaisent à l'égal d'une confiserie. Léonore y tranche pour moi un ruban de lard salé qu'elle me tend, transparent, du bout de ses doigts froids. Dans le jardin de la boucherie, Marie Tricotet, qui est pourtant née le même jour que moi, s'amuse encore à percer d'une épingle des vessies de porc ou de veau non vidées, qu'elle presse sous le pied ?pour faire jet d'eau?. Le son affreux de la peau qu'on arrache à la chair fra?che, la rondeur des rognons, fruits bruns dans leur capitonnage immaculé de ?panne? rosée, m'émeuvent d'une répugnance compliquée, que je recherche et que je dissimule. Mais la graisse fine qui demeure au creux du petit sabot fourchu, lorsque le feu fait éclater les pieds du cochon mort, je la mange comme une friandise saine... N'importe. Aujourd'hui, je n'ai guère envie de suivre maman.
Mon père n'insiste pas, se dresse agilement sur sa jambe unique, empoigne sa béquille et sa canne et monte
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