La maison de Claudine | Page 2

Colette
traversait le jardin, heurtait le grand mur de la remise à foin, et revenait, en écho très faible et comme épuisé:
?Hou... enfants...?
Nulle part. Ma mère renversait la tête vers les nuées, comme si elle e?t attendu qu'un vol d'enfants ailés s'abatt?t. Au bout d'un moment, elle jetait le même cri, puis se lassait d'interroger le ciel, cassait de l'ongle le grelot sec d'un pavot, grattait un rosier emperlé de pucerons verts, cachait dans sa poche les premières noix, hochait le front en songeant aux enfants disparus, et rentrait. Cependant au-dessus d'elle, parmi le feuillage du noyer, brillait le visage triangulaire et penché d'un enfant allongé, comme un matou, sur une grosse branche, et qui se taisait. Une mère moins myope e?t-elle deviné, dans les révérences précipitées qu'échangeaient les cimes jumelles des deux sapins, une impulsion étrangère à celle des brusques bourrasques d'octobre... Et dans la lucarne carrée, au-dessous de la poulie à fourrage, n'e?t-elle pas aper?u, en clignant les yeux, ces deux taches pales dans le foin: le visage d'un jeune gar?on et son livre? Mais elle avait renoncé à nous découvrir, et désespéré de nous atteindre. Notre turbulence étrange ne s'accompagnait d'aucun cri. Je ne crois pas qu'on ait vu enfants plus remuants et plus silencieux. C'est maintenant que je m'en étonne. Personne n'avait requis de nous ce mutisme allègre, ni cette sociabilité limitée. Celui de mes frères qui avait dix-neuf ans et construisait des appareils d'hydrothérapie en boudins de toile, fil de fer et chalumeaux de verre n'empêchait pas le cadet, à quatorze ans, de démonter une montre, ni de réduire au piano, sans faute, une mélodie, un morceau symphonique entendu au chef-lieu; ni même de prendre un plaisir impénétrable à émailler le jardin de petites pierres tombales découpées dans du carton, chacune portant, sous sa croix, les noms, l'épitaphe et la généalogie d'un défunt supposé... Ma soeur aux trop longs cheveux, pouvait lire sans fin ni repos: les deux gar?ons passaient, fr?lant comme sans la voir cette jeune fille assise, enchantée, absente, et ne la troublaient pas. J'avais, petite, le loisir de suivre, en courant presque, le grand pas des gar?ons, lancés dans les bois à la poursuite du Grand Sylvain, du Flambé, du Mars farouche, ou chassant la couleuvre, ou bottelant la haute digitale de juillet au fond des bois clairsemés, rougis de flaques de bruyères... Mais je suivais silencieuse, et je glanais la m?re, la merise, ou la fleur, je battais les taillis et les prés gorgés d'eau en chien indépendant qui ne rend pas de comptes...
?Où sont les enfants?? Elle surgissait, essoufflée par sa quête constante de mère-chienne trop tendre, tête levée et flairant le vent. Ses bras emmanchés de toile blanche disaient qu'elle venait de pétrir la pate à galette, ou le pudding saucé d'un br?lant velours de rhum et de confitures. Un grand tablier bleu la ceignait, si elle avait lavé la havanaise, et quelquefois elle agitait un étendard de papier jaune craquant, le papier de la boucherie; c'est qu'elle espérait rassembler, en même temps que ses enfants égaillés, ses chattes vagabondes, affamées de viande crue...
Au cri traditionnel s'ajoutait, sur le même ton d'urgence et de supplication, le rappel de l'heure: ?Quatre heures! ils ne sont pas venus go?ter! Où sont les enfants?...? -- ?Six heures et demie! Rentreront-ils d?ner? Où sont les enfants?...? La jolie voix, et comme je pleurerais de plaisir à l'entendre... Notre seul péché, notre méfait unique était le silence, et une sorte d'évanouissement miraculeux. Pour des desseins innocents, pour une liberté qu'on ne nous refusait pas, nous sautions la grille, quittions les chaussures, empruntant pour le retour une échelle inutile, le mur bas d'un voisin. Le flair subtil de la mère inquiète découvrait sur nous l'ail sauvage d'un ravin lointain ou la menthe des marais masqués d'herbe. La poche mouillée d'un des gar?ons cachait le cale?on qu'il avait emporté aux étangs fiévreux, et la ?petite?, fendue au genou, pelée au coude, saignait tranquillement sous des emplatres de toiles d'araignée et de poivre moulu, liés d'herbes rubanées...
-- Demain, je vous enferme! Tous, vous entendez, tous!
Demain... Demain l'a?né, glissant sur le toit d'ardoises où il installait un réservoir d'eau, se cassait la clavicule et demeurait muet, courtois, en demi-syncope, au pied du mur, attendant qu'on v?nt l'y ramasser. Demain, le cadet recevait sans mot dire, en plein front, une échelle de six mètres, et rapportait avec modestie un oeuf violacé entre les deux yeux...
-- Où sont les enfants?
Deux reposent. Les autres, jour par jour, vieillissent. S'il est un lieu où l'on attend après la vie, celle qui nous attendit tremble encore, à cause des deux vivants. Pour l'a?née de nous tous elle a du moins fini de regarder le noir de la vitre le soir: ?Ah! je sens que cette enfant n'est pas heureuse... Ah! je sens qu'elle souffre...?
Pour
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