La main froide | Page 9

Fortuné Du Boisgobey
entrer avec elle... il en arrivera ce qu'il pourra.
Paul passait d'un excès à l'autre. Après avoir été trop timide, il devenait trop hardi.
Il eut t?t fait de revoir la dame qui filait rapidement sur le large trottoir de l'avenue d'Antin et comme il était passé ma?tre dans l'art du suivre les femmes, il sut maintenir sa distance, sans se rapprocher jusqu'à attirer son attention.
Il manoeuvra si bien qu'au moment où, après avoir tourné court, elle franchit le seuil d'une porte cochère ouverte, il put la rejoindre sous la vo?te, sans qu'elle sent?t qu'il était presque sur ses talons.
La maison avait l'air d'être un h?tel particulier et la blonde y avait ses entrées,--soit qu'elle l'habitat, soit qu'elle y f?t déjà venue souvent--car elle poussa tout droit jusqu'à une tapisserie mobile qui barrait le vestibule et qu'elle écarta avec sa main, cette main qu'elle avait refusée à Paul en le congédiant.
Paul, qui serrait de près sa tra?tresse, arriva juste au moment où apparaissait un superbe valet de pied, placé là pour recevoir les visiteurs et pour crier leurs noms.
Ce domestique ne connaissait pas Cormier, mais il connaissait la dame et, comme ils entraient ensemble, il annon?a sans hésiter:
--Monsieur le marquis et madame la marquise de Ganges!
Paul avait réussi au-delà de ce qu'il espérait. Il était entré dans la place, avant que la dame se f?t aper?ue de sa présence. Il venait même d'apprendre son véritable nom qu'elle tenait tant à lui cacher. Mais ces succès inattendus le gênaient énormément.
Il avait deviné sans peine que le valet de pied l'avait pris pour le mari de la femme qu'il avait l'air d'escorter. Il prévoyait donc que cette annonce saugrenue allait faire sourire ceux qui l'avaient entendue et mettre en colère la prétendue Jacqueline, marquise de Ganges.
Il aurait bien voulu battre en retraite, mais il n'était plus temps.
Paul était tombé au beau milieu d'une de ces réunions mondaines que les Anglais appellent: five o'clock tea, et ce thé de cinq heures se tenait dans la cour de l'h?tel, une cour pleine de fleurs et couverte d'un velum en soie, destiné à préserver les invités des ardeurs du soleil printanier.
Il y avait là une douzaine de visiteurs des deux sexes, groupés autour de la ma?tresse du logis qui offrait à la ronde des tasses de thé et tous les yeux étaient braqués sur le couple nouveau venu.
évidemment, un orage allait tomber sur l'intrus qui se permettait de s'introduire ainsi dans un cercle d'intimes où personne ne le connaissait.
A la grande stupéfaction de Paul, cet orage n'éclata pas.
Il y eut des chuchotements, mais pas la moindre manifestation hostile et les regards fixés sur Paul étaient plut?t bienveillants.
La marquise, seule, rougit et lui lan?a un coup d'oeil, chargé de reproches, mais non pas de menaces.
Elle aussi avait deviné la méprise du domestique et le prodigieux fut qu'elle s'abstint de la rectifier.
Se résignait-elle à en subir les conséquences pour éviter une explication qui n'aurait pas tourné à son avantage, si Paul se f?t avisé de raconter comment il se trouvait là, après une course en fiacre? Il était tenté de le croire et il ne répugnait pas à se prêter à cette comédie de salon, mais il se demandait comment la dame allait se tirer de la situation qu'elle paraissait disposée à accepter.
Les invités qui la connaissaient devaient conna?tre aussi son mari et probablement ce mari ne ressemblait guère à Paul Cormier, qui n'avait pas du tout, comme on dit au théatre, le physique de l'emploi.
Mais les figures n'exprimaient pas d'autre sentiment que la curiosité--une curiosité décente qui n'avait rien de blessant pour celui qui en était l'objet.
On l'observait à la dérobée, comme on observe un monsieur dont on a souvent entendu parler et qu'on n'a jamais vu.
La dame qui donnait ce thé vint droit à Paul Cormier et lui dit gracieusement:
--Soyez le bienvenu chez moi, monsieur le marquis. Cette chère Marcelle ne vous attendait que la semaine prochaine. Je la remercie de ne pas avoir perdu un seul jour pour vous amener ici. Vous êtes arrivé, hier, je pense?
A cette question qu'il aurait d? prévoir, Paul ne sut que répondre et il serait resté bouche bée; mais la blonde aux yeux noirs se chargea d'y répondre.
--Ce matin, par l'orient-express, dit-elle, en regardant fixement son prétendu mari.
--C'est fort aimable à vous et surtout à M. de Ganges d'être venus, reprit la ma?tresse de la maison: car il doit être horriblement fatigué après un si long voyage.
Paul se contenta de sourire. C'était le meilleur moyen de ne pas se compromettre; mais il ne pourrait pas toujours se tirer d'affaire avec des sourires et il n'imaginait pas comment finirait la scène.
Elle commen?ait du reste à l'amuser et il reprenait peu à peu son aplomb, fort dérangé au début.
--Permettez-moi, monsieur le marquis, continua la dame, qui était une fort belle personne, un
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