La main froide | Page 5

Fortuné Du Boisgobey
déclara que, libre-penseuse et citoyenne de la future République universelle, elle rougirait de se donner en spectacle aux vils bourgeois qui attristaient de leur présence le jardin du Luxembourg.
--Tu aimerais mieux pétroler le Palais... moi aussi, dit le seigneur de Mirande.
Heureusement, son oncle n'était pas là pour l'entendre.
--Eh bien! reprit-il gaiement, chère Véra, qui vivra verra.
--Oh! un calembour! ricana une des cabotines; voilà Mirande qui joue les Christian, à la ville.
--Mes enfants, il ne s'agit pas de tout ?a, dit Maria. On s'embête ici, au milieu de tous ces types.
Tu paies à d?ner, pas vrai, mon vieux Jean?
--à d?ner, à souper... tout ce que vous voudrez, mes petites reines.
--Alors, il est temps d'aller prendre l'absinthe au Boul'Mich.
--Allons-y! conclut Mirande. En es-tu, Paul?
--Non. Je d?ne chez ma mère, je te l'ai déjà dit.
--Tiens, s'écria Zoé, j'ai vu jouer une pièce qui s'appelle comme ?a.
--En route! reprit Maria, en s'emparant du bras de Jean.
Ses aimables compagnes entourèrent le couple et le groupe tumultueux roula comme une avalanche vers la grand escalier de la terrasse.
Trop heureux d'être délivré de leur bruyante société, Paul Cormier les laissa partir sans regret.
Ils l'avaient entra?né assez loin de la dame blonde. Il lui tardait de la revoir et d'essayer d'attirer son attention, car il ne désespérait pas de lui plaire, en s'y prenant autrement que ne l'avait fait Mirande.
Il tenait d'autant plus à tenter l'aventure que pareille occasion ne s'offrirait peut-être plus jamais de réaliser le rêve de toute sa vie.
Ce rêve ambitieux, c'était de se faire aimer d'une femme du vrai monde et celle-là en était certainement, quoi qu'en p?t dire ce Jean qui ne croyait à rien.
Il s'agissait maintenant de manoeuvrer adroitement et Paul avait à choisir entre deux partis: ou aborder à son tour la liseuse, sous prétexte de lui présenter les excuses de son ami, en lui disant que cet ami était gris; ou bien se contenter de la saluer respectueusement, afin de marquer par cette politesse discrète que, lui, Paul Cormier, désapprouvait la conduite de son camarade au chapeau pointu et se tenait prêt à réparer les torts de ce gar?on mal élevé, pour peu qu'elle voul?t l'y encourager d'un coup d'oeil.
Paul penchait pour cette dernière fa?on de procéder qui convenait mieux à son tempérament et il en était déjà à se composer une attitude pour ne pas manquer son effet, quand il s'aper?ut que la place était vide.
La dame avait levé le siège, pendant qu'il se défendait contre les instances des invitées de Mirande et il eut beau chercher de tous les c?tés, il ne retrouva ni elle ni son chevalier noir.
--Allons! murmura-t-il tristement, j'arrive trop tard. Et il ne me reste même pas la ressource de la suivre pour voir où elle demeure. Elle a d? remonter dans son équipage qui l'attendait à une des portes du jardin. L'ange blond s'est envolé et je ne le reverrai plus... Bah! qui sait?... en venant tous les jours sur cette terrasse, je l'y rencontrerai peut-être... et, j'aurai soin d'y venir sans ce grand fou de Mirande.
Médiocrement consolé par ce très vague espoir, Paul s'achemina vers la grille qui fait face aux galeries de l'Odéon.
Il était résigné à s'en aller rue des Tournelles chez sa mère qui l'attendait pour d?ner. Il y a, tout près de cette sortie du Luxembourg, une station de fiacres et il comptait en prendre un.
Le concert tirait à sa fin; les amateurs de musique en plein vent commen?aient à se disperser et le gros de la foule s'écoulait du c?té de la rue de Vaugirard.
Paul suivit le torrent.
Après avoir passé devant la fontaine de Médicis, il franchit la grille et avant de remonter à droite, du c?té où stationnent les voitures de place, il s'arrêta un instant sur le trottoir pour allumer un cigare.
Quand ce fut fait, en regardant machinalement devant lui, il avisa, au coin de la rue Corneille, un coupé de ma?tre, attelé de deux beaux chevaux bais-bruns.
Un cocher majestueux, haut perché sur son siège avait les guides en main et le fouet appuyé sur la cuisse droite. Un valet de pied en livrée sombre se tenait debout près de la portière.
Paul, qui avait la prétention d'être connaisseur en équipages, se mit à admirer celui-là.
Les glaces étaient levées, quoiqu'il f?t très chaud, mais il crut voir à travers la vitre un visage féminin qui disparut aussit?t.
C'en était assez pour exciter la curiosité d'un flaneur, mais Paul se dit qu'il ferait une sottise en allant regarder de plus près une princesse si bien gardée et passa, non sans se retourner trois fois.
A la troisième, il constata que le coupé n'était plus là.
Il avait d? tourner rapidement et filer vers la place de l'Odéon.
Paul continua son chemin sans se presser.
Arrivé à la station, il ouvrit la portière du fiacre qui tenait la tête de la file et il
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